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sans maladie apparente et sans autre faute réelle que d’avoir duré quatre ans. Il sentait régner autour de lui cette étrange impatience des fins de règne, qui grossit les plus chétifs incidens et transforme en critiques les dévoués d’autrefois. 1847 vint et l’impatience devint de l’irritation, la lassitude se tourna en malaise. À ce moment, les lettres de Mérimée se font graves. Dès le mois de janvier, il signale une misère épouvantable dans toutes les provinces, et surtout en Bretagne : « Pas de pain, pas de pommes de terre ! Les sardines ont disparu à Saint-Pol-de-Léon. Les pauvres se battent pour avoir le sang des boucheries ; ils ne vivent que d’algues marines bouillies[1]. » Cependant Paris donnait des fêtes. Le feu prenait, pendant un bal, à l’hôtel de Galliera, et on pouvait redouter une catastrophe analogue à celle de l’hôtel Schwarzenberg. Mais la duchesse montra un beau sang-froid et M. le duc de Montpensier se mit à la tête des travailleurs. « Plusieurs invités s’installèrent au buffet pour éviter à l’incendie la peine de fondre les sorbets, de dévorer les truffes et les ananas ; quelques jeunes filles parlaient de recommencer un quadrille dans un salon que le feu n’avait pas atteint[2]. »

Ce violent contraste entre la richesse qui dansait et la misère qui râlait, entre les mangeurs d’algues et les mangeurs de truffes, était exploité par les ennemis de la société. « Hier, je passais sur le boulevard des Italiens lorsqu’un gros pétard est parti à quelques pas de moi et de femmes qui étaient assises, presque sous leurs jupes. Cela a lancé un certain nombre de petits papiers communistes, où il y avait écrit, m’a-t-on dit, car je n’ai pu en attraper : « Brûlons jusqu’à ce qu’on abolisse l’odieuse loi de propriété[3]. » Vers ce moment éclataient deux scandales, le procès Teste et le procès Cubières. Âge d’or de l’anarchie, innocens pétards qui ne lançaient que du papier imprimé, temps heureux où un seul ministre soupçonné de tripotage, un seul général, un seul pair de France accusé de faiblesses financières, suffisaient à bouleverser l’opinion !

Pourtant, même en jugeant cette époque avec la modestie qui convient à la nôtre, on reconnaîtra que les symptômes de décomposition morale, notamment parmi les hautes classes, se multipliaient d’une manière effrayante. Ils eurent pour comble l’affaire de Praslin, qui intéressa d’autant plus vivement la comtesse de Montijo et Mérimée que l’un et l’autre avaient dîné plus d’une fois chez les Delessert avec l’assassin et avec la victime : « Il n’y a jamais eu, écrivait Mérimée, en parlant de la duchesse, de

  1. Lettre à la comtesse de Montijo, du 23 janvier 1847.
  2. Ibid.
  3. Lettre à la comtesse de Montijo, du 16 août 1847.