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que vous en disiez, vous êtes faite pour le combat, et il serait ridicule de souhaiter à César la vie tranquille du second citoyen de Rome. Je vous dirai qu’on m’a déjà fait la cour à votre occasion et je m’attends qu’au premier jour on me donnera des placets. D’humeur comme je suis, vous devinez l’usage que j’en saurai faire[1]. » Ce qui alarmait son amitié, c’était de savoir qu’elle sortait seule en phaéton avec une souveraine que menaçaient bien des complots.

Moins de trois mois après sa nomination, la comtesse de Montijo quittait spontanément la charge qu’elle avait acceptée avec joie, mais dont elle connut bientôt les difficultés et les périls. Une intrigue se noua pour lui faire perdre la confiance de la reine. Un peu naïf en ces matières, Mérimée s’étonna que le gouvernement n’eût pas mieux su défendre une auxiliaire aussi utile. Il le comprit un peu plus tard, c’était précisément l’intelligence, l’énergie, l’influence grandissante de la camarera mayor qui portaient ombrage aux maîtres de l’Espagne. Mme de Montijo prit son parti à l’instant. Son ambition était de la bonne sorte et ne s’arrangeait point d’une autorité précaire, contestée, achetée par des compromis ou des complaisances. Elle aima mieux se démettre que se soumettre.

Mérimée lui écrivait toutes les semaines, excepté lorsqu’il était absent de chez lui. « Si un samedi se passe sans lettre, c’est que je suis mort ou en voyage. » Ces lettres passaient, en général, par le ministère des affaires étrangères où Mérimée avait d’intimes amis, et voyageaient avec les dépêches de l’ambassade. Il faut admirer combien ce mot de dépêches est élastique. Les « lettres » de Mérimée contenaient tantôt des graines de pawlownias et de dahlias qu’il était allé chercher au Jardin des Plantes pour le jardinier de Carabanchel, tantôt des lanternes chinoises pour éclairer les fêtes en plein air, mode nouvelle inaugurée par la comtesse Duchâtel, tantôt des robes de Palmyre ou des souliers pour la jeune duchesse d’Albe. Il essaya d’y introduire une calèche, mais le ministre se fâcha. Lorsque Mme de Montijo était camarera mayor, il dessina, d’après une estampe de la Bibliothèque royale, un costume d’Isabelle la Catholique que la reine devait porter à un bal déguisé, et l’envoya par la même voie.

De son côté, la comtesse de Montijo l’approvisionnait de fosforos, Mérimée ne pouvant trouver, « dans une ville aussi chimique que Paris, » d’allumettes qui lui convinssent. Plus tard, elle lui expédia d’un pain qu’elle jugeait meilleur que le nôtre, et rien n’est plus comique que les aventures de ces pains courant de ville

  1. Lettre à la comtesse de Montijo, 22 octobre 1847.