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pour exprimer, tandis que vous en avez quatre. Je cite garbo, donayre, salero et zandunga, et je définis garbo la grâce noble, donayre la grâce jeune de tournure, d’esprit et la grâce coquette, salero la grâce un peu provocante et zandunga la grâce excessivement provocante[1]. » Voilà de jolis cas de linguistique à soumettre à une femme, et on n’est pas surpris qu’une femme puisse les résoudre. Mais ce qui est plus curieux, c’est que la comtesse de Montijo est également prête à fournir des détails sur l’origine et la nature du rite mozarabe, sur l’étendue de certains droits féodaux relatifs au logement et à l’équipement des troupes, et sur le sens de certains vieux mots techniques, disparus de la langue depuis le XIVe siècle. « Je suis, écrivait-il, tout confondu de votre érudition. Comment se fait-il que vous sachiez si bien ce que tous mes dictionnaires, y compris celui de l’Académie royale, n’ont pas su m’expliquer[2] ? »

De son côté, il ne s’épargnait pas. Il allait au fond du Worcestershire pour y examiner un prétendu manuscrit de la chronique perdue de Juan de Castro, évêque de Jaën. Dans l’automne de la même année (1846), nous le voyons établi aux archives de Barcelone se débattant au milieu de trois cents in-folio, qu’une écriture ancienne, une langue vieillie et souvent les idiotismes de dialecte semblaient rendre inaccessibles à un étranger : « J’espère, dit-il en souriant, que mon biographe me tiendra compte de mon honnêteté[3]. » C’est fait. Quand le livre fut fini, pris de scrupules, assiégé de vues nouvelles, il le recommença tout entier. Le début de l’ouvrage parut enfin dans la livraison de la Revue du 1er décembre 1847, avec une dédicace à la comtesse de Montijo, a camarera mayor de S. M. C. » C’est la seule fois, je pense, que la Revue ait consenti à insérer une formule de ce genre. Mais je crois avoir prouvé combien cette dédicace était méritée. La révolution de 1848 tua l’Histoire de don Pèdre 1er, qui ne s’en est pas relevée. M. de Loménie, dans son discours de réception, incline à croire que c’était le chef-d’œuvre historique de Mérimée. Je n’ai pas la compétence nécessaire pour en décider. C’est, de tous ses ouvrages, celui qui a coûté le plus de travail, et, à certains égards, c’est un tour de force. Mais le public ne veut rien savoir de la difficulté vaincue, pas plus qu’il ne juge un homme d’après le nombre d’heures que sa mère a souffert pour le jeter dans le monde. Elle seule le sait et l’aime d’autant.

Pendant cette période de sa vie, Mérimée passa plusieurs fois

  1. Lettre à la comtesse de Montijo, du 4 septembre 1840.
  2. Ibid., 9 mai 1846.
  3. Ibid., 4 juillet 1846.