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prêtres d’une haine joviale et rabelaisienne qui commençait à passer de mode. Tous deux ils considéraient l’Angleterre comme un gras pâturage pour des sensualistes intelligens. Tous deux ils aimaient en gourmands la table, l’esprit et les femmes ; surtout les femmes. Panizzi devait avoir, quelques années après, l’effroyable douleur d’être abandonné de sa maîtresse, à soixante-quatorze ans : cassastrophe qu’il ne manqua pas d’attribuer aux jésuites et où Mérimée le soutint de sa philosophie, ayant traversé à une période moins avancée de sa jeunesse la même cruelle épreuve.

Avec des côtés ridicules, Panizzi a fait ce que feront bien peu d’entre nous : il a créé quelque chose, laissé derrière lui une œuvre qui lui survit, organisé cet admirable British Museum dont nous jouissons. Moins qu’un autre, j’ai le droit de me montrer ingrat, moi qui ai passé de si belles heures dans cette maison d’étude et de pensée. Aussi n’aurais-je jamais le courage de me moquer de Panizzi si je ne me rappelais qu’il s’est tant moqué du monde avec son compère Mérimée.

Tout en devenant très Anglais, il était resté très Italien ; il avait en lui du Machiavel et du Polichinelle. Polichinelle empêchait qu’on ne se méfiât de Machiavel, et Machiavel qu’on ne méprisât Polichinelle. À l’époque où Mérimée le connut, son œuvre de rangeur de livres et de faiseur de catalogues était finie ; il en rêvait une seconde, de politicien et de diplomate, qui eût été consacrée à l’indépendance et à l’unité de son pays. L’indépendance de l’Italie était un thème favori et comme un « morceau de concert » pour les orateurs du libéralisme anglais. Lord Palmerston l’avait joué plus d’une fois, non sans une certaine maestria, mais sans l’ombre de conviction, avec des variations que lui suggérait son ami du British Museum. C’était à l’Angleterre d’émanciper l’Italie. Pourquoi n’aurait-elle pas, en cette circonstance, le concours, l’appui de la France, comme elle l’avait eu dans la question d’Orient ? Il n’y avait rien à attendre des hommes qui s’étaient succédé à Albert-Gate comme les représentans de la France. L’un, exalté jusqu’à la foUe, mettait de la fantaisie et de la violence dans la diplomatie, qui ne comporte ni l’une ni l’autre. Il s’était, d’ailleurs, déconsidéré en donnant à la société anglaise le spectacle du ménage le plus étonnant qui fut jamais. L’autre, soldat glorieux, voyait sa voiture suivie et acclamée par les gamins. Mais, ignorant son nouveau métier et le milieu où il devait agir, sa présence à Londres équivalait à une suspension amicale des relations diplomatiques. C’était à Napoléon III lui-même qu’il fallait s’adresser ; à l’ancien carbonaro, à l’insurgé des Romagnes, qui devait se souvenir de l’Italie comme on se souvient d’un amour de jeunesse. Ah ! si Panizzi, qui avait réfléchi trente ans à ces questions