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douceur de certains automnes, ils se risquent à fleurir hors de saison. La gelée vient, qui brûle tout. Quelques femmes traversaient alors sa vie. On les aperçoit, ou plutôt on les devine, dans la correspondance avec Panizzi, silhouettes rapides, furtives et voilées, romans dont les premières lignes seules sont jolies, sphinx qui finissent par donner, non la clé d’une énigme, mais la clé de leur chambre. Il en était plus honteux que fier. C’étaient, semble-t-il, de ces détraquées qui rôdent autour des gens de lettres, ou de ces nomades, qui parlent toutes les langues sans accent, intrigantes cosmopolites qui cherchaient une porte de derrière entr’ouverte pour se glisser dans le monde impérial. Misérables bonnes fortunes des hommes à cheveux gris, si misérables qu’on voudrait les voir y renoncer de bonne grâce pour leur dignité et leur repos ! Heureusement, Mérimée était fidèle, et plus que jamais, à ses habitudes de gourmandise élégante : il ne faisait que tremper ses lèvres à la coupe. On ne vit point ce sénateur dans la posture où Otway nous a montré le sien.

Ces maîtresses d’une heure ne venaient pas chez lui. Il n’y recevait que des curieuses, auxquelles il offrait une tasse de ce fameux thé jaune, grâce auquel on aurait digéré un éléphant. Cela se passait dans l’appartement qu’il occupait, 52, rue de Lille, au second étage, d’une maison qui appartenait à son cousin Dubois-Fresnel. Cette maison, brûlée sous la Commune avec tout ce qu’elle contenait, faisait le coin de la rue du Bac. Le modeste appartement de Mérimée comprenait trois pièces, quatre si l’on compte le vestibule. Ce vestibule donnait accès dans une salle à manger fort obscure ; puis venaient deux chambres à coucher. Voici comment Mérimée lui-même décrit son logis à Mrs  Senior, qui songeait à venir l’occuper pendant l’Exposition de 1855, mais qui éprouvait, ou feignait d’éprouver des scrupules à la pensée de s’installer « chez don Juan, » même en son absence. « Il n’y a point de trappes, ni de murailles recouvertes de tapisseries, cachant des issues secrètes. Il y a trois lits, dont un assez bon et deux très mauvais, deux chambres assez gaies, un assez grand nombre de bouquins, deux divans avec des pipes turques et autres[1]. » Une des deux chambres devint le cabinet de Mérimée. L’alcôve, débarrassée du lit, formait une sorte de réduit intérieur, « garni de sofas et orné de tableaux, particulièrement d’études de Mérimée père, d’après Rubens. Deux fenêtres, prises sur la rue de Lille, éclairaient les livres entassés un peu partout. Sur la cheminée,

  1. Lettres à Mrs  Senior, publiées par M. le comte d’Haussonville. (Voir la Revue du 15 août 1879.)