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prédécesseur, Charles Nodier. Il me faut d’abord lire ses ouvrages, ce qui n’est pas toujours trop facile, ni trop amusant ; puis les louer, ce qui coûtera parfois à ma franchise[1]. » Il ne connaissait pas, même de vue, l’homme qu’il allait enterrer suivant les rites académiques. Il alla trouver sa fille, Mme  Ménessier. C’est cette Marie Nodier qui aidait son père à faire les honneurs de l’Arsenal aux jeunes poètes de la pléiade et à laquelle les vers de Hugo et de Musset ont fait une sorte d’auréole. Mérimée ne la vit pas sous un jour aussi favorable, mais il la trouva obligeante et spirituelle. Elle lui conta sur son père diverses anecdotes, entre autres celle-ci, qui ne pouvait guère trouver place dans son éloge funèbre et dont il amusa Mme  de Montijo : « Charles Nodier, à neuf ans, tomba amoureux d’une femme de Besançon et lui donna rendez-vous dans un lieu écarté. Elle y vint et lui donna le fouet, dont il pensa crever de rage et de honte[2]. » Mérimée, pendant l’été, se rendit à Besançon où « on lui dit pis que pendre de son héros. » Il se consola en découvrant au musée de la ville un admirable portrait de Simon Renard, le célèbre diplomate flamand-espagnol, agent de Philippe II. Il se mit à copier ce précieux portrait, mais l’éloge de Charles Nodier n’avançait pas. Il s’exaspérait contre son sujet, le prenait en haine. Parfois, il lui poussait une envie irrésistible de changer le panégyrique en satire et de fouetter Nodier au lieu de le caresser, comme avait fait la cruelle dame de Besançon.

La mauvaise humeur naturelle à un homme qui a été forcé de lire Jean Sbogar ne suffirait pas à expliquer cet étrange état d’esprit. La vérité est que Nodier avait été le contraire de ce que Mérimée voulait être. En amour, en politique, en histoire, il avait été le jouet de son imagination, il avait vécu dans une perpétuelle imposture, à demi volontaire. Voilà ce qu’avait à louer un autre homme de lettres, remarquable surtout par la continuité de son vouloir, la fixité de ses idées, la franchise cassante et la sèche précision de sa parole. Sa colère se déchargeait donc en mots excessifs et injustes dans sa correspondance intime. « C’était, écrivait-il, un gaillard qui faisait le bonhomme et avait toujours la larme à l’œil. Je suis obligé de dire, dès mon exorde, que c’était un fieffé menteur… Enfin, vous entendrez ce morceau si je ne meurs pas de peur en le lisant[3]. » Il écrivait à Mme  de Montijo, en parlant de sa réception : « J’y pense comme à la mort. C’est un vilain moment qu’on ne peut éviter, mais auquel on ne songe guère parce qu’il n’est pas fixé d’avance. Malheureusement je saurai bientôt le jour néfaste où je devrai pérorer[4]. »

  1. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, avril 1844.
  2. Ibid., 11 mai 1844.
  3. Correspondance inédite avec M. Albert Stapfer, 16 octobre 1884.
  4. Correspondance avec la comtesse de Montijo, avril 1844.