Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/559

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais surtout parce qu’une femme est nécessaire à un sénateur qui aurait envie de devenir ambassadeur ou ministre. Cette ambition ne tracassait que bien faiblement Mérimée. Ce qui était plus puissant sur lui, c’était l’éternelle et dangereuse attirance, la fascination qu’exerce la jeune fille sur l’homme qui a passé le milieu de la vie. Cela semblerait si bon d’absorber les sensations d’un être jeune et pur, de recommencer la vie avec lui ! Sorte de vampirisme inconscient où l’imagination jette la fougue désespérée de ses derniers désirs, cette violence joue si bien la passion que de pauvres enfans y sont prises et se donnent à des cœurs morts. La tentation passa sur Mérimée. Il y en eut deux surtout : l’une mourut presque subitement ; l’autre, très belle, se fana, d’une année à l’autre, sans qu’on sût comment.

Les cancans matrimoniaux allaient leur train. Au retour de son voyage d’Espagne, en 1853, on le disait déjà marié et il faut bien croire qu’il y avait eu quelque chose : mais il sut s’échapper à temps. En 1857, comme on le pressait encore, il s’expliqua avec lui-même et avec son amie : — « Si vous me voyiez (il était grippé), vous ne penseriez pas à me marier avec les deux belles demoiselles dont vous me parlez. On guérit de la grippe, mais ce dont on ne guérit pas, c’est d’être vieux. » Il rappelait à Mme  de Montijo le triste dénoûment du roman sur lequel il avait bâti son bonheur : « Je n’ai, ajoutait-il, ni le courage, ni la force d’essayer un nouvel arrangement de vie. Le seul avantage que le mariage, maintenant, pourrait m’oflfrir, c’est quelque douceur pendant les maladies et surtout au moment, toujours très désagréable, où il faut partir pour l’autre monde. Peut-être, en ne faisant qu’un calcul égoïste, cet avantage mériterait-il réflexion. Mais, d’un autre côté, la responsabilité d’une femme, les soins qu’il lui faut, l’avenir qu’on lui laisse, tout cela est effrayant. Lorsque j’avais un chat, j’aimais beaucoup à jouer avec lui, mais lorsqu’il avait envie d’aller voir les chattes sur les toits ou les souris à la cave, je me demandais si j’avais le droit de le retenir pour mon amusement personnel. Je me ferais cette question de conscience avec bien plus de scrupule à l’égard d’une femme. J’aimerais mieux, si j’étais sûr de laisser quelque chose après ma mort, avoir une fille que j’élèverais le mieux qu’il me serait possible, mais c’est une loterie bien chanceuse. Le mieux, je crois, c’est de s’habituer à vivre comme un arbre et à se résigner[1]. »

Vivre comme un arbre ! À la bonne heure ! Encore les arbres eux-mêmes ont-ils parfois d’étranges aventures. Trompés par la

  1. Correspondance avec la comtesse de Montijo, 8 septembre 1857.