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l’invitèrent à pleurer avec eux sur la mort du parlementarisme : les yeux de Mérimée restèrent très secs. Avant trente ans, sa position auprès de M, d’Argout lui avait permis de « savoir exactement le prix de la conscience de chaque journaliste[1]. » Chaque élection à laquelle il assistait, chaque discussion de la Chambre sous le régime de juillet, chaque crise ministérielle augmentait son scepticisme et son dédain. Le suffrage universel ne lui inspirait pas plus de respect que le suffrage restreint. Il lui semblait démontré qu’il faut un maître aux démocraties. Mais il ne s’ensuivait pas de là, pensait-il, qu’un peuple doive se donner au premier balayeur d’assemblées qui s’offre à lui. Il avait vu, en Espagne, certains hommes s’acquitter à merveille de cette grosse besogne, et se montrer ensuite fort impropres à gouverner. Louis-Napoléon n’était pas l’homme de paille, le figurant politique que ses amis avaient supposé. Qu’était-il donc ? Mérimée se réservait.

Le mariage de l’empereur fut une révélation . Décidément, il se rapprochait de César, le héros favori de Mérimée. Lui aussi, il savait aimer, jouer sa popularité pour une femme. Et cela s’était fait franchement, brillamment, avec une bravoure et un élan superbe ! Mais je suppose qu’à ce moment les yeux de Mérimée tombèrent sur l’inscription grecque de sa bague, et il continua de se méfier.

Il paraît, — c’est encore M. d’Haussonville qui nous l’assure, — que, la veille du jour où sa nomination de sénateur fut insérée au Moniteur, Mérimée, sortant d’une soirée orléaniste, reconduisit un de ses amis et que, dans le cours de cette conversation, il s’exprima sur l’empereur avec beaucoup d’indépendance. Et pourquoi pas ? Il entrait au sénat à titre d’écrivain célèbre et comme le plus vieil ami de l’impératrice : il n’avait donc pas à payer son nouvel habit en bruyantes platitudes. Dans la correspondance avec la comtesse de Montijo, il y a, au début, en ce qui touche Napoléon III, une imperceptible nuance de doute et d’ironie. Cependant, sans qu’il le sût lui-même, sa séduction était commencée.

Prévost-Paradol, au moment où il combattait l’empire avec le plus de vivacité, a dit que Napoléon III était « un parfait gentleman, » et ce point n’avait pas moins d’importance pour Mérimée. Lorsqu’on paraissait devant l’empereur, le calme et la perfection de ses manières mettaient, d’abord et tout ensemble, les gens à leur aise et à leur place. Une attention profonde et bienveillante achevait la conquête du visiteur. Ceux qui sortaient de son cabinet étaient enchantés de lui parce qu’ils étaient enchantés d’eux-

  1. Correspondance inédite, 1868.