Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/55

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

triomphalement, » par vingt-cinq voix, contre onze données à M. Ternaux. Le lendemain, vingt-sept académiciens déclarent lui avoir donné leur voix. Sur quoi, il remarque : Notre-Seigneur Jésus-Christ trouva un traître parmi les douze apôtres ; je suis bien mieux partagé que lui, puisque je n’en trouve que deux sur vingt-sept[1]. »

Ce même lendemain, 15 mars, Arsène Guillot paraissait dans la Revue des Deux Mondes, et de bruyans repentirs éclataient dans les rangs des vingt-cinq, devenus miraculeusement vingt-sept, et qui eussent été vingt-trois au plus, si Arsène Guillot avait vu le jour quelques heures plus tôt. En effet, M. Molé et M. de Salvandy exprimèrent très hautement leur regret. Je ne reproduirai pas les termes peu flatteurs dans lesquels Mérimée caractérise ce changement de front de l’auteur d’Alonzo : il écrivait pendant les vingt-quatre heures où l’on a le droit de maudire ses juges.

N’en déplaise à Mérimée, M. Molé et M. de Salvandy n’avaient pas tout à fait tort de trouver Arsène Guillot immorale. Elle l’est, en effet, bien que « l’aréopage de vieilles femmes » réunies chez Mme de Boigne en eût décidé autrement. Elle est immorale parce qu’elle montre la vertu ennuyeuse, pédante, hypocrite, presque haïssable. Mais il y a aussi une moralité à faire voir l’agonie d’une pauvre fille, vulgaire d’éducation et de métier, ennoblie par un sentiment très vrai, très fort et purifié par sa violence même. C’est sans doute ainsi qu’en jugèrent les « vieilles femmes, » et, à ce point de vue, elles ont raison contre M. Molé. Pour nous, sans faire fi de la morale, jugeons en artistes les questions d’art. Mme de Piennes est en bois, son amoureux aussi. Mais Arsène est admirable. Avant et depuis, de Manon Lescaut à la Fille Élisa, que de courtisanes amoureuses ! Parmi les auteurs que ce sujet a tentés, les uns sont allés au-delà, les autres sont restés en deçà. Arsène est sans défauts. Elle a des traits de sincérité, d’humilité et de passion qui lui appartiennent et qu’on ne dépassera pas. Avec quelques morceaux de Clara Gazul, c’est la plus humaine des œuvres de Mérimée, et je défie les librettistes, race sans pitié, d’en faire un opéra-comique. Mais l’Académie française qui avait cru nommer un froid et élégant historien, adroit à empailler les grands hommes de l’antiquité, s’apercevait, avec stupeur, qu’elle avait appelé dans son sein un romancier réaliste. Mérimée était, de son côté, fort ému et fort irrité. Il se consola vite en songeant « qu’il faisait peur. » D’ailleurs, l’incident s’oublia vite, comme tout s’oublie à Paris.

Restait le plus dur, le discours de réception. Il écrivait à Mme de Montijo : « Je suis fort empêché présentement à écrire l’éloge de mon

  1. Lettre à la comtesse de Montijo, du 15 mars 1844.