Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

genres, que les ennuyeux ont inventée et dont ils sont seuls à profiter. Presque honteux de ses succès dans le roman, il ne paraissait pas se douter que le réalisme, entrevu, sinon pratiqué par lui dans le domaine de l’imagination, pût être applicable à un récit historique. Parmi ces hommes à collet exorbitant et à toupet solennel, il était convenu, une fois pour toutes, qu’on ne chiffonnerait pas la « muse sévère de l’histoire. » Depuis, on l’a chiffonnée avec succès et même déshabillée avec impunité. Mais, en 1840, ces audaces n’étaient même pas pressenties.

Au problème insoluble d’un compromis à chercher entre l’amusant et l’illisible se joignaient d’autres difficultés qui naissaient du choix des sujets : la guerre sociale et la conjuration de Catilina. Dans le premier cas, c’était l’absence de documens, dans le second la rivalité de Salluste. La conjuration de Catilina a été racontée par un grand peintre : il restait à l’expliquer. Mérimée remarque avec vérité que le fatalisme des anciens leur interdisait non-seulement de découvrir, mais même de chercher les causes des événemens. Le drame mis à part, la conjuration de Catilina est un problème de droit public romain. En mettant à mort Lentulus et ses complices, Cicéron a-t-il commis une illégalité et, s’il en a commis une, pouvait-il et devait-il l’éviter ? Telle est la question que Mérimée s’est posée, et il s’est donné mille peines pour la résoudre en bon juriste. Il me semble que cette discussion doit rester, même si on n’y approuve pas tous les argumens, ainsi qu’un curieux parallèle entre la société romaine et la société moderne. Dans la Guerre sociale, si Mérimée n’a pas été jusqu’à l’audace créatrice des Niebuhr et des Champollion, il a montré beaucoup de bon sens, de patience et d’habileté. Malgré les lacunes inévitables, malgré l’incertitude forcée qui brouille les traits des principaux acteurs, le récit entraîne, et on finit, sans trop savoir pourquoi, par partager la sympathie de l’auteur pour la cause italiote. Mais l’impression qui domine est celle-ci. On croit lire, sinon la traduction, du moins le pastiche d’un ancien, rajeuni çà et là par des intentions et des jugemens modernes. Ces récits, paraissant à l’époque où écrivaient les Mabillon, les Beaufort, les Crevier et les Lebeau, eussent été les bienvenus pour leur sincérité critique et leur simplicité narrative. Publiés quinze ans après les premiers travaux d’Augustin Thierry, dans l’âge des Carlyle et des Michelet, ils semblaient arriérés et leurs qualités mêmes étaient des anachronismes. D’où vient cette timidité chez un écrivain si brave, qui, à certains égards, a été un écrivain d’avant-garde ? C’est qu’il était candidat à l’Institut. Le dôme du palais Mazarin porte une ombre froide sur cette partie de son œuvre. Quant à l’homme d’esprit, il s’est réfugié dans les notes où il guerroie contre les âneries des