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qui, plus de deux mille ans auparavant, avait averti les Spartiates de l’approche des Immortels. Ils tressaillirent à ce souvenir qui leur rendait si présente la scène d’Hérodote. Une génération qui grandit dans l’ignorance des langues anciennes ne comprendra pas ces émotions presque religieuses, que tant d’hommes, après Chateaubriand et Byron, sont allés demander à cette terre de Grèce. Pour être vrai, il y a plus de quarante ans que le livre railleur d’Edmond About a rompu le charme. Déjà cet esprit nouveau s’accuse chez Mérimée, qui ne veut pas être dupe des enthousiasmes tout faits. Témoin cette page où le classicisme et le réalisme se balancent avec agrément et justesse :

« J’ai eu le bonheur de passer trois jours aux Thermopyles, et j’ai grimpé non sans émotion, tout prosaïque que je sois, le petit tertre où expirèrent les derniers des trois cents. Là, au lieu du lion de pierre, élevé jadis à leur mémoire par les Spartiates, on voit aujourd’hui un corps de garde de chorophylaques ou gendarmes, portant des casques en cuir bouilli. Bien que le défilé soit devenu une plaine très large par suite des atterrissemens du Sperchius, bien que cette plaine soit plantée de betteraves dont un de nos compatriotes fait du sucre, il ne faut pas un grand effort d’imagination pour se représenter les Thermopyles telles qu’elles étaient cinq siècles avant notre ère. » En quelques mots très sobres, mais très concluans, il explique la force de la position, la supériorité de l’armement en faveur des Grecs. On lui a montré, à Athènes, des pointes de flèches ramassées sur les champs de bataille de la guerre médique : elles sont en silex. « Pauvres sauvages, n’ayez jamais rien à démêler avec les Européens ! » Et il ajoute : « S’il y a lieu de s’étonner de quelque chose, c’est que ce passage extraordinaire ait été forcé. Léonidas eut le tort d’occuper de sa personne un défilé imprenable et de s’amuser à tuer des Persans, tandis qu’il abandonnait à un lâche la garde d’un autre défilé, moins difficile, qui vient déboucher à deux lieues en arrière des Thermopyles. Il mourut en héros ; mais qu’on se représente, si l’on peut, son retour à Sparte, annonçant qu’il laissait aux mains du barbare les clés de la Grèce[1] ! »

Sans être aussi fatales à M. Lenormant qu’à Léonidas, les Thermopyles furent, pour lui, l’occasion et le théâtre d’un sérieux accident. Il tomba de cheval et se démit l’épaule. Ampère et Mérimée continuèrent leur route vers l’Asie-Mineure. Bientôt ils quittaient Smyrne, munis de tous les papiers nécessaires, parmi lesquels un passeport qui reconnaissait à Mérimée « des yeux de lion » et « des cheveux de tourterelle. » Le gendarme turc qui

  1. Mérimée, Mélanges historiques et littéraires, p. 106.