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rendre plus sensible le danger de la méthode. Livre amusant, je l’ai dit, apologie fantastique où l’Empereur apparaît comme un bon ange. Si M. Lévy croit réfuter Taine, il se trompe ; mais il nous montre une parodie instructive, le procédé retourné à l’envers. Il a levé une autre armée de petits faits, moins bien ordonnée, moins bien conduite, tout aussi nombreuse et qui manœuvre contre la première. — Napoléon était dur et brutal, disent les uns. — Point du tout, répondent les autres, voyez comme il était bonhomme dans son intérieur ; et les preuves de s’aligner, dociles. — Napoléon ne sut ni ressentir ni inspirer l’amitié. — Comment donc ? Il a pleuré de vraies larmes sur Muiron, sur Desaix, sur Lannes, sur Duroc ; et des âmes d’élite, Ségur entre tant d’autres, lui furent sincèrement attachées. — Napoléon n’avait aucun sentiment de famille. — Voyez quels sacrifices le pauvre officier fit pour ses frères ! — Et les citations continuent de batailler, sur chaque trait de caractère, dans cette mêlée où la victoire reste indécise, parce qu’on la veut trop complète de part et d’autre.

L’heure n’est pas venue où l’on pourra loger dans un cadre portatif, avec l’assentiment commun, le personnage qui a rempli et passionné tout un siècle. Sa main est encore sur nous ; des gestes magnifiques et furieux qu’a faits cette main, nous jouissons et souffrons par mille fibres ; allez donc peindre avec le détachement requis celui qui vous tient par tous vos nerfs ! Il nous déborde et nous échappe ; on est réduit à dire comme Mme de Staël : « Son caractère ne peut être défini par les mots dont nous avons coutume de nous servir. »

Ceux qui veulent simplement le définir, sans prétendre le juger, demeurent accablés sous l’énormité et la diversité des manifestations du type, simultanément présentes à leur esprit. Si la complexité d’un homme ordinaire suffit à décourager un peintre consciencieux, qu’est-ce donc quand il s’agit de celui qui fut homme à la plus haute puissance, avec des oscillations d’une amplitude incommensurable ? Pour les calculer, nos compas n’ont pas assez d’ouverture. On ne peut faire rentrer qu’un certain nombre de données dans une définition commune ; ici, les données fournies par l’analyse sont trop nombreuses. Mais, dira-t-on, il faut choisir les principales, les lignes directrices. Sans doute ; je constate seulement que personne n’a réussi ce tour de force à notre satisfaction, et que nous pouvons dire, comme Talleyrand à Erfurt : « Je n’ai pas vu une seule main passer noblement sur la crinière du lion. » Peut-être parce que Napoléon n’a pas rencontré son égal dans le monde de la spéculation, et parce que l’on n’est bien jugé que par ses pairs.

L’application de ce vieux principe de droit, infiniment sage,