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L’Empereur garda à son ancien ministre affection et confiance : Chaptal l’affirme, et les apparences lui donnent raison.


II

Tel était l’homme qui revient nous proposer « un tableau fidèle des qualités et des défauts » de Napoléon. — « J’ai pu l’étudier et l’apprécier durant seize années. Je l’ai pu avec d’autant plus de succès que j’ai constamment joué, auprès de lui, le rôle d’un observateur impassible. » — S’il ne fallait, pour bien remplir ce rôle, que la fréquentation intime du modèle, le long dressage de l’observateur par les méthodes expérimentales du savant, la maturité du jugement, une intelligence solide, sinon très fine, et une grande honnêteté de principes, Chaptal réunissait toutes ces qualités : tiendrions-nous enfin de sa main l’image qui a débordé jusqu’à ce jour toutes les toiles où l’on essaya de la fixer ? — Je ne le crois pas. Le nouveau témoignage est intéressant, mais la valeur m’en paraît surfaite. On ne peut l’accepter qu’avec d’expresses réserves.

Je ne prendrai pas avantage contre Chaptal de ces petites infidélités du souvenir qui amènent sous la plume de l’écrivain des erreurs de fait. Il dit que son mariage fut béni en 1781 par le cardinal de Cambacérès. Ailleurs, une plus grosse inadvertance lui échappe : « l’Assemblée législative s’arroge le titre de Convention. » Il parle de la réunion du Piémont à l’empire français et des emportemens de l’empereur contre l’Angleterre qui retenait Malte, au lendemain de la paix d’Amiens, c’est-à-dire au printemps de 1802. Ce sont là des vétilles. Si je m’y arrête, c’est parce que l’on a voulu infirmer l’authenticité des Mémoires de Talleyrand avec des argumens de cet ordre. Voici un texte indiscutable, le manuscrit de Chaptal ; on y trouve ces lapsus que l’on retrouvera dans toute rédaction composée à quelque distance des événemens. Lorsque la critique les invoque pour ruiner des textes dont l’authenticité matérielle est moins bien établie, elle s’amuse à des puérilités.

Il y a des contradictions fréquentes dans les jugemens moraux de notre auteur sur Napoléon, et ceci est déjà plus grave. Chaptal rapporte cette exclamation de Bonaparte, à l’annonce de la mort de Louis XVI : « Oh ! les misérables ! les misérables ! Ils passeront par l’anarchie ! » Elle est conforme à tout ce que nous savions des sentimens intimes du jeune officier ; elle est difficile à concilier avec l’allégation énoncée quelques pages plus haut : « Lorsque la Révolution éclata, Bonaparte avait vingt ans. À cet