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et livrés aux autorités françaises. Aboutir à un tel résultat après tant de périls courus et une si extraordinaire somme de volonté déployée, avouez que ce doit être dur.

Il existe en ce moment, dans la prison de l’île Nou, un individu qui a accompli trois fois cette odyssée. Lors de sa dernière fuite, il a pu, grâce à sa connaissance approfondie de la langue anglaise et des mœurs locales, séjourner pendant quatre années dans le New-South-Wales et s’y marier. Au lieu de s’appeler tout bonnement Michelot, il devrait se nommer Rocambole.

Nombreuses sont les anecdotes de ce genre qui se pressent sous ma plume. En voici une, entre cent qui pourraient, comme elle, servir de thème à quelque roman feuilleton.

Le héros, un faussaire émérite, véritable artiste en la matière, fut condamné aux travaux forcés après avoir longtemps dépisté la police.

Tantôt fils d’un amiral, tantôt neveu d’un académicien ou cousin d’un évêque, vicomte, marquis ou baron, changeant de style et d’écriture, comme il changeait de nom et de qualité, Grolet déploya dans ce jeu une virtuosité des plus remarquables.

Ses talens exceptionnels ne pouvant s’exercer derrière les murs d’un pénitencier, froissé d’ailleurs dans ses instincts aristocratiques par le mauvais ton de ses compagnons, il résolut de reprendre la vie d’aventures. S’échapper, se jeter à la mer, et, moitié nageant, moitié s’appuyant sur un tronc d’arbre, traverser la rade sans éveiller l’attention des sentinelles, tout cela fut, pour lui, chose facile.

Il s’était ménagé la complicité d’un libéré qui lui procura des vêtemens et une retraite bien choisie où il attendit que ses cheveux et sa barbe eussent poussé.

Il employa ce temps à se confectionner un état civil très complet : timbres, signatures, paraphes, rien n’y manquait. Ainsi pourvu d’un nouvel avatar, il s’installa tranquillement à Nouméa, se donnant comme chargé par un groupe de financiers d’étudier le pays, au point de vue de l’installation d’une industrie quelconque.

On ne lui en demanda pas plus long : la correcte élégance de ses manières le fit rechercher ; on l’invita, et un honnête commerçant, qui mariait sa fille, le pria même de servir à celle-ci de témoin à la mairie et à l’église. Cette circonstance l’ayant probablement mis en goût, il sollicita et obtint la main d’une jeune et jolie veuve, possédant, cela va sans dire, quelque bien au soleil d’Océanie.

Le chevalier d’industrie faisait sa cour, la petite veuve flirtait avec entrain pour le bon motif, lorsqu’un vulgaire accident le perdit.