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personnes même que leurs goûts ne portent pas vers l’étude du droit pénal. De savans jurisconsultes l’ont magistralement traitée. Mais ils sont presque seuls à s’en préoccuper : il lui manque la propagande par le fait, et c’est à ce point de vue que les impressions d’un témoin sincère ne seront peut-être pas jugées indignes de quelque intérêt.


I

Quelques mots, tout d’abord, sur le régime des forçats envoyés en Nouvelle-Calédonie. D’aucuns se figurent que la transportation constitue pour messieurs les criminels une agréable villégiature qui n’a d’autre inconvénient que d’être un peu trop éloignée des boulevards extérieurs ; une légende s’est formée à ce sujet, et nombre de bourgeois, — j’en étais, — s’indignent à la pensée que, de l’autre côté de la ligne, des assassins et des voleurs se gobergent insolemment, et vivent comme coqs en pâte aux frais du contribuable.

Rien n’est moins exact ; et je vous assure que les plaisirs champêtres réservés aux condamnés sont loin d’être enviables.

Prenons-les ab ovo, c’est-à-dire à Saint-Martin de Ré où ils attendent, avec une impatience bientôt regrettée, le départ du navire affrété à leur intention ; et voyons ce qu’on va faire d’eux. Au moment de leur embarquement, les voyageurs malgré eux sont pourvus d’un hamac et munis de deux « complets » en grosse toile grise. On les introduit dans de solides cages ménagées dans l’entrepont du navire à bâbord et à tribord, et séparées par un couloir dans lequel se promènent nuit et jour des matelots armés et des surveillans militaires. Deux petits canons braqués de chaque côté sont là pour leur rappeler, en style symbolique, que lorsqu’on ne peut se démettre, le mieux est de se soumettre.

Le convoi se composant d’environ trois cent cinquante hommes, on est quelque peu entassé dans ces cabines à claire-voie, et le confortable n’y fait pas compensation au mal de mer ; en revanche, la discipline y est sévère ; une réponse inconvenante, un refus d’obéir, et l’homme est descendu à fond de cale, au cachot, les fers aux pieds, pour un temps plus ou moins long.

Au bout de trois mois de cette navigation dont l’unique distraction a été la courte promenade hygiénique faite chaque jour, en silence, sur le gaillard d’avant, on arrive enfin en rade de Nouméa. Le navire stoppe, et les chaloupes à vapeur de l’administration pénitentiaire « accostent. » Le commandant du pénitencier-dépôt se présente pour prendre livraison de son troupeau humain. Les « sacs » sont pliés, et les cages s’ouvrent : on monte