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pelle les formules de la Cuisine bourgeoise. « Commencez par des portraits bien arrêtés de personnages bizarres, mais possibles, et donnez à leurs traits la réalité la plus minutieuse. Du bizarre au merveilleux la transition sera insensible, et le lecteur se trouvera en plein fantastique, bien avant qu’il se soit aperçu que le monde réel est loin derrière lui. » En effet, qui a jamais eu peur, après dix ans, en lisant un conte de fées ? Pour que le surnaturel ou, si l’on veut, le mystérieux, l’étrange, l’inexpliqué nous émeuve, il faut que nous le rencontrions au détour de quelque bruyant carrefour de la vie, à deux minutes de l’Opéra et de la Bourse. De plus, la terreur ne peut être chez nous qu’une impression nerveuse, une courte défaillance de l’esprit, le frisson que donne un courant d’air froid venant, par une fenêtre soudainement ouverte, des pays de la mort et du rêve. Notre positivisme habituel, notre amour-propre d’animal rationnel et critique se remet vite et il faut prévoir ce retour offensif en donnant deux issues au récit, l’une vers l’impossible, l’autre vers le monde réel. Cette loi, Mérimée a oublié de la poser, mais il a fait mieux ; il en a donné une application sans défauts dans la Vénus d’Ille, dont le dénoûment nous laisse dans le doute, entre un événement fantastique et une explication très simple, sans que l’auteur fasse comprendre de quel côté il penche. La Vénus d’Ille fait-elle encore peur ? C’est une question que le public seul peut résoudre.

C’était l’inspecteur-général des beaux-arts qui avait en quelque sorte raconté la Vénus d’Ille au romancier ; il rapporta d’une tournée en Corse le roman qui le mit au premier rang parmi les favoris du public et lui ouvrit l’Académie française. Point de terreur, mais la plus attrayante, la plus candide, la plus fermement dessinée, la plus finement nuancée des jolies méchantes de Mérimée. Et puis, des brigands excellens ; trop spirituels peut-être, trop lettrés, trop proches parens de Fra Diavolo, mais Mérimée les voyait ainsi et les peignait de verve, sans affectation ni parti-pris. Tout entant, il s’était enivré des aventures de Morgan, de l’Olonnais et de Montbard l’exterminateur. — « Je goûte fort les bandits, écrivait-il longtemps après, non que j’aime à les rencontrer sur mon chemin, mais l’énergie de ces hommes en lutte avec la société tout entière m’arrache, malgré moi, une admiration dont j’ai honte. » — Au fond, il n’en avait pas honte du tout, et, au lieu de s’en défendre, d’être entraîné « malgré lui, » il nourrissait, lorsqu’il en trouvait l’occasion, ce goût naturel pour les déclassés et les réfractaires. C’est ce goût qui le poussait, jeune homme, à chercher les aventures de nuit, aux environs de l’Alhambra, où un baiser pouvait être suivi d’un coup de couteau ; c’est ce même goût qui le portait à étudier la langue des Tsiganes comme on étudie le sanscrit ou le grec, à