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de la nature, l’autre qui réside en elle-même : elle est mal bornée à l’Est, et elle manque d’esprit politique. Sa mauvaise frontière lui a coûté trois siècles d’une bataille qui dure encore. Son goût pour les idées générales lui a valu cinq ou six révolutions, et, finalement, les faux calculs d’un visionnaire couronné lui ont coûté deux provinces.

Mais l’extrémité du péril a réveillé son énergie. Aujourd’hui, prête à tout événement, surveillant sa frontière, ne repoussant personne, accueillant les alliances profitables, elle est assez forte pour attendre, à la condition de faire fructifier les germes encore endormis dans son sein. On a dit : c’est sur le Rhin que se résoudra la question coloniale. On peut dire avec plus de raison : c’est des entreprises coloniales que nous tirerons la force, l’initiative et la souplesse qui nous feront respecter sur le Rhin. Le mot d’ordre des Français devrait être actuellement : réparer deux cents ans d’erreurs en refaisant les destinées maritimes de la France.

Si nous l’aimions vraiment, ce pays, non pas seulement de bouche, mais de cœur, non passagèrement, mais toujours, quel spectacle vaudrait pour nous ce tableau imposant d’une existence se déroulant à travers les siècles, soutenant et embrassant nos petites vies médiocres, ordonnant cette poussière d’homme suivant un rythme supérieur, multipliant les âmes par la grande âme nationale, et grâce à la durée du nom français, mettant une noble empreinte sur ces humbles fronts que la mort fauche tous les jours ! Nous parlerions moins alors du « suffrage universel, » entité scolastique, et davantage des Français en chair et en os. Nous n’agiterions pas de stériles disputes sur « le capital, le travail, la bourgeoisie, les masses profondes, » personnages abstraits, aussi insipides que les allégories du moyen âge. Mais nous verrions, dans ces prétendus ennemis, les coopérateurs d’une œuvre commune que leurs discordes ne font qu’entraver. Nous comprendrions enfin qu’au lieu de recommencer la vieille querelle des membres et de l’estomac, il vaut mieux travailler tous ensemble à la grandeur de la patrie.


RENE MILLET.