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débarrasse de sa chrysalide. Il n’en fut rien. Nos rois ne cessèrent de soutenir les intérêts de leur maison au-delà des Alpes, au-delà des Pyrénées. Ils crurent faire les affaires de la France en installant des Bourbons à Madrid, à Naples, à Parme ; et c’est pour ce grand objet qu’ils imposèrent à la France le fardeau des guerres les plus sanglantes, les plus longues et les plus inutiles. Rarement on vit un plus bel exemple d’infatuation monarchique. « L’État, c’est moi. Donc la chose publique est intéressée à ce qu’un de mes arrière-neveux donne des lois à la Sicile. Du reste, est-ce que les affaires d’Europe ne se traitent pas en famille ? Nous sommes, bien comptés, cinq ou six têtes couronnées qui nous plaidons les uns les autres et disposons des peuples. Si j’installe mon petit-fils à Madrid, il n’y a plus de Pyrénées. » Or, après ce grand effort, qui nous coûta treize ans de la plus effroyable lutte, huit autres années ne s’étaient point écoulées que nous étions en guerre avec l’Espagne !

Cependant le commerce gémit, nos ports languissent, nos colonies tombent aux mains des Anglais. — « Que nous importent ces intérêts de marchands ! disent les princes. Que ces gens-là se tiennent à leur place ! Nous consentons à ce qu’ils figurent parmi les accessoires de nos apothéoses, à côté des nègres et des sauvages que les peintres de cour prosternent au pied du trône. Il ne nous déplaît pas qu’on nous représente fondant des manufactures en costume d’empereur romain, et recevant les hommages du commerce et de l’industrie, sous la forme de créatures opulentes qui versent à nos pieds des cornes d’abondance. C’est le décor pompeux d’un beau règne. Mais nous faire marchands nous-mêmes ? disputer pour quelques arpens de neige au Canada, pour les épices des Indes ? Fi donc ! » En revanche, s’il est question des secrets des cours, des trames de Vienne ou de Madrid, d’un infant à placer, le souverain se réveille : il fait son métier de roi. C’est ainsi qu’on a pu dire de Louis XV lui-même qu’il connaissait l’Europe. Plût au ciel qu’il l’eût moins connue, et qu’il se fût soucié davantage de Dupleix et de La Bourdonnaye !

Le résultat, le voici : deux nations devancent les autres, et prennent en même temps leur élan, la France et l’Angleterre. Vers le milieu du XVIIe siècle, la France est sans contredit la plus forte et la mieux douée. Bien ramassée dans la main de ses princes, elle s’étend à l’aise sur un magnifique territoire. Elle touche, par ses deux mers, le monde ancien et le monde nouveau, l’Orient et l’Occident. Ses aventuriers jalonnent l’Amérique, son influence domine à Constantinople. Dans une position si avantageuse, elle semble taillée tout exprès pour devenir le régulateur et l’entrepôt de l’Europe. L’Angleterre