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embrasser ce magnifique ensemble de plaines, de montagnes et de fleuves, qui, d’une mer à l’autre, et des Alpes aux Pyrénées, représente pour nous l’apparence terrestre de la patrie. La Providence elle-même semblait dérouler pour notre usage le cours de ces douces rivières qui circulent sur notre sol comme un sang égal dans un corps bien portant. Nous ne fûmes pas éloignés de croire que les monts couronnés de neige étaient les poumons de la France et distillaient pour elle l’eau pure des sources et la rosée des pluies bienfaisantes. C’est que, nulle part au monde, les âmes et le sol n’ont contracté d’alliance plus intime et plus forte. Nul autre fragment d’astre habité par des hommes n’a pris au même degré les proportions d’un grand être dont toutes les parties se tiennent par des liens indestructibles, au point qu’à certaines heures, la France tout entière paraît secouée par le frisson d’une même idée, comme par un vent d’ouragan qui soufflerait de Dunkerque à Marseille. Cette unité puissante a fait sa force sous les gouvernemens les plus détestables. Frédéric II, qui méprisait Louis XV, respectait malgré lui le pays dont il apercevait les contours énergiques derrière un fantôme de roi. Elle nous a sauvés dans la catastrophe de l’ancien régime et sous les gouvernemens éphémères qui se sont succédé depuis. Et l’on voudrait nous faire croire qu’elle n’est plus que le squelette d’un vieillard, que l’apogée de notre vigueur est en arrière, et non pas en avant ? Quoi ! lorsque tant de signes nous montrent que notre croissance n’est même pas achevée ! Nos membres sont robustes, mais, en fait de conscience nationale, nous sommes presque des enfans. C’est au début du siècle, c’est-à-dire hier, que des Français conspiraient avec l’étranger. Qui oserait le faire aujourd’hui ? Et pour l’intelligence, la France est-elle un être terminé ou une magnifique ébauche qui s’achève ? Nous avons émancipé le serf de la glèbe, mais son cerveau n’est point encore dégrossi. Tous les jours la lumière descend peu à peu, et les aveugles voient, les sourds entendent, entraînés à leur tour dans le cercle de la conscience nationale. Et nous serions un peuple vieux, fini, quand l’œuvre la plus importante, celle de l’éducation, est à peine commencée ? Notre course serait épuisée par le grossier travail de la croissance matérielle ? Mais que les sceptiques considèrent ce pays lui-même, et qu’ils disent s’il ressemble au corps d’un homme mûr qui, ayant dépassé le point de sa perfection, n’a plus qu’à dépérir. Il y a cinquante ans tout au plus que la France est sillonnée de routes ; dix ou vingt ans que les chemins de fer la percent de part en part ; et les conséquences de cette dernière mue de l’âge, nous les découvrons à peine. C’est seulement maintenant que ce grand corps va posséder la souplesse, l’élasticité, la détente qui lui