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aigres, se cherchaient de mauvaises querelles, et le secret finissait par transpirer. On n’est jamais sûr de ses gens ; ils sont curieux, bavards, ils glosent, ils amplifient et se chargent d’apprendre au public que leurs maîtres ne s’accordent pas, que le ménage va mal, qu’on en viendra tôt ou tard à un éclat. Or il n’est pas besoin d’avoir lu l’Évangile pour savoir que les maisons divisées sont peu solides, qu’elles résistent difficilement aux bourrasques.

Un autre malheur attaché aux ministères hétérogènes est que, destinés à satisfaire tout le monde, il leur arrive souvent de ne contenter personne. Ils font des avances, des promesses à tous les partis, mais leurs coquetteries s’usent bien vite et ils ne peuvent tenir toutes leurs promesses. Ils sont condamnés à ne montrer que rarement du caractère, et il leur est interdit d’avoir un programme déterminé. Ils se retranchent dans les formules vagues. Ils s’engagent « à administrer à tous les degrés de la hiérarchie avec exactitude, avec bienveillance, avec équité, pour le bien commun des citoyens. » Ils dissertent « sur la pénétration réciproque, sur l’identification définitive de la république et de la France, sur la concordance des aspirations démocratiques et des institutions républicaines. » L’autre jour, à Dreux, M. Terrier, ministre du commerce, déclarait « que le ministère était composé d’hommes de bon vouloir, désireux de trouver dans une loyale entente avec la majorité du parlement une solution aux difficultés immédiates et l’autorité nécessaire au gouvernement républicain. » Il ajoutait que « son éminent ami, Charles Dupuy, était un fils du peuple, celui-là, et démocrate dans la plus forte acception du mot. » Un jeune écrivain, qui présentait un article au directeur d’un journal, lui disait : « Si mes idées ne vous conviennent pas, libre à vous de les changer ; mais je vous en conjure, ne touchez pas à mes métaphores. » Tel ministre est toujours prêt à sacrifier ses idées, mais, en revanche, il tient beaucoup à ses formules, et en vérité il y attache trop de prix. Comme les coquetteries, les formules sont bientôt hors de service. Le moment vient de passer aux actes, il faut choisir, se décider, et c’est alors que tout se gâte. Il y a des espérances trompées, et pour quelques amis qu’on se gagne, on se fait de mortels ennemis.

Le sort des cabinets composites est de vivre au jour le jour, sans rien prévoir, de regarder chaque matin de quel côté vient le vent et de s’accommoder aux circonstances, aux volontés changeantes d’une majorité toujours prête à se dérober. Selon les cas, ils négocient tantôt avec les sages, tantôt avec les fous, et plus ils négocient, plus ils s’affaiblissent. Le comte de Maistre écrivait au chevalier de Rossi que le premier article de son décalogue était : Non tripotaberis. Assurément on ne conduit pas une assemblée sans y mettre un peu de diplomatie mais un gouvernement qui saurait éviter jusqu’aux apparences du