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un de ces cabinets hétérogènes et bigarrés que nous avons vus souvent, où, de la gauche avancée jusqu’au centre, tous les groupes qui composent une majorité mobile et capricieuse sont plus ou moins représentés. Le savant chimiste qui prépare ce genre de combinaison est tenu de calculer exactement la quantité d’ingrédiens divers qui doit y entrer, et de ne point se tromper dans ses dosages. Il lui appartient aussi de distribuer les portefeuilles comme le demande la politique du moment, sans tenir aucun compte des aptitudes spéciales, en ne regardant qu’à la couleur des opinions et en partant du principe qu’instruction publique, finances, affaires étrangères ou intérieures, tout homme bien pensant est propre à tout. Ne vaudrait-il pas mieux s’en remettre tout à fait au hasard dans cette répartition ? Il y aurait moins de mécontens ; le hasard est un dieu dont personne n’a le droit de se plaindre. Pourquoi n’en pas user comme le bonhomme Bridoye, qui jugeait au sort des dés et qui, paraît-il, jugeait aussi bien qu’aucun juge de France, à cela près qu’étant devenu vieux, il n’avait plus la vue aussi bonne que par le passé et prenait quelquefois un quatre pour un cinq ? Peut-être, à ce jeu-là, M. Poincaré aurait-il eu la direction des finances et M. Dupuy aurait-il fait à l’Université le plaisir de rester ministre de l’instruction publique.

L’histoire des ministères hétérogènes est toujours la même. Le premier soin du président du conseil est de mettre d’accord les collègues qu’il s’est donnés, et c’est souvent une tâche laborieuse. À la vérité, il a choisi les uns parmi les modérés les plus enclins à ménager les immodérés, les autres parmi ces radicaux que l’exercice du pouvoir ne tarde pas à assagir. Mais si bonnes que soient les intentions, quelque désir qu’on ait de s’entendre, encore n’y réussit-on qu’en se faisant des sacrifices réciproques, qui coûtent à l’amour-propre, et l’homme est ainsi fait qu’il croit toujours donner plus qu’on ne lui donne. Aussi bien chaque ministre a ses amis, qui le surveillent, le contrôlent, le censurent, lui reprochent de trop accorder, lui représentent que certaines concessions sont des infidélités, des trahisons. On tient à ne pas se brouiller avec ses amis, et dès que l’occasion s’en présente, on revient sur ses concessions. De là naissent des zizanies secrètes, que le président du conseil s’efforce d’assoupir ou d’étouffer, des mésintelligences, des dissensions intestines qu’il cherche à cacher. Il déclare, il affirme que l’entente n’a jamais été troublée, que tous les membres du cabinet vivent dans une parfaite harmonie ; mais les malveillans n’en croient rien. N’a-t-on pas vu quelquefois des époux à demi brouillés, à qui on prêtait l’intention de se séparer, et qui s’appliquaient à démentir les méchans bruits en affectant de promener dans le monde la grâce de leur sourire et de se dire des douceurs par-devant témoins ? À peine étaient-ils rentrés chez eux, ils échangeaient des propos