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contre la religion, un si violent désir de l’éliminer, que cette concession de tolérance fait un peu l’effet de l’absolution donnée par le Saint-Office aux victimes qu’il envoyait au bûcher.

« Craignez que le pape ne s’ingère dans la république, » disait l’orateur. Tandis que l’on développait à la Ligue cette politique aux horizons municipaux, j’écoutais les bruits qui viennent du dehors. Rome est à cette heure le rendez-vous des représentans d’une autre ligue ; celle-ci intéresse davantage nos destinées. S’il en faut croire des rumeurs qui se précisent, des pressentimens accueillis par les journaux d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, le champion attitré du droit monarchique est allé trouver le pape sous l’obsession d’une seule pensée. Dans un entretien historique, la Tentation sur la montagne a peut-être eu son pendant : on a montré les royaumes de ce monde au vieillard qui pèse sur le fléau de la balance politique, et qui s’obstine à jeter son immense et insaisissable pouvoir dans le plateau du droit populaire : de notre droit, à nous, gens de France. Si le Pontife a résisté, son courage et sa conviction doivent paraître folie pure aux jugemens humains. Du côté de ceux qu’il délaisse, toutes les avances ; toutes les avanies, chez ceux dont il prend la cause en main. Cependant, il aura résisté, qui le connaît bien n’en doute pas ; il aura tenu ferme pour la démocratie ; il sait que l’avenir est à elle, et qu’il faut lui confier la barque dont il a charge. La conviction de ce vénérable génie, d’autres la partagent dans leur sphère infime ; eux aussi, ils ont franchi des obstacles difficiles, ils sont allés à la démocratie, sans calculs et sans réserves ; parce qu’elle leur apparaît comme la seule force vivante dans leur pays, comme l’instrument du rachat et de la grandeur future de ce pays. Ils n’ont qu’un mysticisme, le mysticisme de la grandeur française, mais ils l’ont bien, celui-là. Tant qu’ils la verront menacée par les hommes dont toute la politique se réduit à semer les discordes médiocres et à repousser aveuglément les grands secours, ils lutteront contre ces hommes. Si l’on se flatte que les brocards ou les violences feront gauchir l’arme qu’ils ont en main, la plume, c’est décidément qu’on ne les a pas lus.

Et maintenant, retournons cultiver notre jardin, comme le voulait l’aïeul de mon jeune ami. S’il n’y avait pas cette inquiétante et chère patrie, on ne sortirait jamais du bienheureux jardin. Il contient tout l’enchantement de la vie, les fleurs des lettres et de la poésie, les fruits de l’histoire ; on n’y trouve pas la ronce maligne qu’il faut écarter du pied sur le grand chemin.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.