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depuis qu’il me vient des tentations. Tenez, l’autre soir, j’ai vu les Effrontés ; tandis que ce vieux radoteur de marquis d’Auberive et cette canaille de Giboyer tombaient d’accord pour nier les bons effets des grands principes, tandis qu’ils constataient le triomphe exclusif de la ploutocratie, comme ils disent, j’étais assailli de doutes. Je sens qu’il faut se méfier d’Augier, ce bourgeois ; pourtant, je ne le croyais pas suspect. J’en viens à douter des plus beaux mots. Dernièrement, en province, je passais devant un édifice public ; on y lisait notre glorieuse devise : Liberté, égalité, fraternité. J’en vis sortir un journaliste condamné que l’on menait à la prison, un richard influent qui bousculait le pauvre monde, et un vieux serviteur que l’on jetait à la porte, parce qu’il avait envoyé ses enfans à la mauvaise école. Cet homme me dit qu’il allait crever la faim, il me demanda un secours. Je me rappelai la détresse de mon arrière-grand-père en Hollande, quand il vint demander l’aumône à une assemblée de charité. — « Mon ami, lui dit l’orateur, croyez-vous que le pape soit l’antéchrist ? — Je ne l’avais pas encore entendu dire, répondit Candide ; mais qu’il le soit ou qu’il ne le soit pas, je manque de pain. — Tu ne mérites pas d’en manger, dit l’autre : va, coquin, va, misérable, ne m’approche de ta vie. » — Et vous savez ce que la femme de l’orateur, dame zélée, répandit sur le chef de mon aïeul. En souvenir de lui, je donnai à ce pauvre diable. J’ai eu tort ; il ne faut rien passer à la superstition. Et si Voltaire lui-même a eu des défaillances, je me méfierai désormais de Voltaire. Oh ! monsieur, qu’il y a peu de vrais libres penseurs ! Et que la vie leur est difficile ! Partout des pièges, des équivoques ; il faut une surveillance de tous les instans. Et moi qui bavarde avec vous ! Je me méfie de vous. Adieu.


II

Je renonçai à tirer d’autres explications de ce pauvre jeune homme. Visiblement, il avait le cerveau bouleversé. Un recueil périodique publia le discours-programme prononcé à l’inauguration de la Ligue démocratique des écoles ; je le lus, je fus mieux renseigné.

C’est une conférence de M. F.-A. Aulard, professeur de l’histoire de la Révolution. J’y ai trouvé des choses très discutables, à mon sens, d’autres que je n’ai pas comprises, et quelques passages auxquels j’applaudirais volontiers, s’ils ne m’étaient gâtés par une acre flamme de fanatisme ; je la crois nuisible aux recherches scientifiques. Les obscurités proviennent d’une méthode fâcheuse ; l’orateur procède par allusions générales vis-à-vis de ceux qu’il combat. Il se ferait mieux entendre, et j’imagine qu’il satisferait mieux les