Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/221

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vraiment ? Toute la jeunesse ?

— Oui, monsieur : la jeunesse est toujours là quand on a besoin d’elle. Elle a le don d’ubiquité ; on l’a vue à la même heure dans plusieurs endroits différens, où l’on disait des choses contradictoires. C’est même ce qu’elle a d’admirable, comme l’amour d’une mère, suivant le poète :


Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier.


Je sais bien qu’il y a des difficultés à le croire ; il en est ainsi de tout. Voyez le public et l’art dramatique : je lis le matin dans divers feuilletons que le public ne veut plus de la tragédie, ou de la comédie bourgeoise, ou du mélodrame, ou du vaudeville ; je me présente le soir aux Français, au Gymnase, à l’Ambigu, à Cluny ; je ne trouve de place nulle part. Le public ne veut de rien, le public ne veut que ceci, et le public est partout. — Mais je reviens à notre pièce, à nous. Jugez de ma déconvenue ! Je n’écoutais pas depuis cinq minutes que je me croyais à l’église. La paroisse Saint-Just au lieu de la paroisse Sainte-Geneviève. Je cherchais involontairement la mitre au front de l’officiant, et, sur ses épaules, une chasuble à l’envers. Il m’apportait un dogme, à moi qui n’en veux plus d’aucune sorte. Il nous demandait de nous placer sous les auspices de la Révolution, dont il est chargé d’enseigner l’histoire. Ainsi débute un théologien, quand il se met sous les auspices de l’Église pour raconter l’histoire de l’Église. Je m’étais laissé dire que l’esprit scientifique procède autrement ; je me figurais l’historien étudiant sans parti-pris une époque, Révolution, renaissance, moyen âge, comme un sujet sur la table d’amphithéâtre. Y aurait-il donc des époques sacrées, même pour la science libre, et d’autres profanes ? Car il risquerait des huées formidables, le professeur qui viendrait nous dire : plaçons-nous sous les auspices de Louis XIV pour étudier la révocation de l’édit de Nantes ; ou : plaçons-nous sous les auspices de la Ligue, — l’ancienne, — pour examiner les guerres de religion.

Une circonstance particulière augmentait mon angoisse. Vous savez avec quelles précautions la chaire d’histoire de la Révolution fut dédiée ; le conseil municipal ordonna le ministre du culte ; le crédit et l’investiture sont renouvelables chaque année, crainte de surprises. On n’en peut pas redouter avec le titulaire actuel, sa foi est inébranlable. Mais supposons un savant moins ferme, dont les opinions se modifieraient par l’étude des documens ; cela s’est vu, c’est même le propre de la recherche scientifique. Cette apostasie entraînerait la déchéance du desservant qui ne desservirait plus. Supposons une simple hérésie, le savant débauché par une