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comme il parle à la France par-dessus la tête de ses soldats, ce jeune Corse à profil de César ! Et les yeux de sa mémoire revoient, dans un lointain plein d’horreur, le front et le menton fuyans, le gros nez débonnaire, la tête ovine de ce roi de France dégénéré, marqué pour l’abattoir…

En 1802, le premier consul accorda au contre-amiral de Rions le maximum de la solde de retraite des officiers de son grade, en considération « des services aussi distingués que nombreux qu’il a précédemment rendus, de sa conduite politique pendant la révolution, de son âge, de ses infirmités, de sa misère[1]. » Il ne déplaisait pas au futur empereur de payer ainsi les dettes du roi de France envers un vieux serviteur de la monarchie. Le comte d’Albert de Rions mourut, le 3 octobre de cette même année, à Saint-Auban, dans le département de la Drôme, où il s’était fixé après sa rentrée en France.


Au nom des traditions de discipline et d’ordre chères à l’ancien régime, cet homme qui n’entendait rien à la révolution avait essayé de résister aux entreprises de l’esprit nouveau. On a vu qu’à Brest comme à Toulon, la pusillanimité de l’assemblée et la honteuse faiblesse du roi paralysèrent cet effort. Il reste à M. de Rions l’honneur de l’avoir tenté. C’est un beau spectacle que celui de la lutte soutenue par ce vaillant homme contre la brutalité de cette populace, contre la lâcheté de cette municipalité, de cette assemblée, de ce monarque. Il a été vaincu, sans doute, mais il n’a pas plié. Qui n’envierait un pareil sort ? Quelqu’un qui, mieux que l’auteur de cette étude, aurait eu qualité pour rendre à un caractère de cette trempe l’hommage qu’il méritait, l’a dit excellemment : « La foule peut se donner d’autres jouissances et les partager avec ses serviteurs, elle ne connaîtra jamais cette volupté de sentir qu’on est un contre dix et qu’on ne se rend pas, qu’on a contre soi la force imbécile et brutale, et qu’elle vous écrase, mais sans vous dompter[2]. »


GEORGE DURUY.

  1. Rapport du ministre au premier consul du 9 messidor an X. — (Archives du ministère de la marine.)
  2. Albert Duruy, l’Instruction publique et la Démocratie, p. 332.