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mêmes qu’on ne pouvait, quoi qu’on en eût, se dispenser de reconnaître, ne rendaient-ils pas plus odieuse encore l’offense qui leur avait été faite et, par conséquent, plus inique le déni de justice qu’on opposait à leurs plaintes ?

Cependant, l’assemblée avait résolu d’en finir, dans cette séance même du 16 janvier, avec « l’affaire de la marine. » Le duc de Liancourt prit la parole après Ricard. Son discours est singulièrement intéressant, parce qu’il montre la ténacité de la tendresse que quelques-uns des membres de la plus haute aristocratie de France ont professée pour la révolution. En dépit du déchaînement des passions populaires contre la caste à laquelle il appartient, des violences, des excès, des crimes même déjà commis au nom de la liberté, ce noble esprit ne veut pas désespérer d’elle. Il garde obstinément ses généreuses illusions de la première heure, l’optimisme chimérique et souriant d’un homme qui conserve intacte sa croyance à la grande régénération promise et qui, fermant les yeux à tant de symptômes alarmans, se refuse à douter encore du bienfait de la révolution. Des troubles ont éclaté à Toulon ; il en convient, mais voyez comme il s’empresse de les excuser : « on ne peut trop répéter qu’une aussi grande révolution que celle qui change les lois, les usages, les habitudes de tant de siècles, ne peut s’opérer sans de grandes secousses. » Le comte d’Albert de Rions a été victime de mauvais traitemens. L’orateur, sans doute, les déplore ; mais « l’habitude d’un commandement sans opposition, d’une autorité sans bornes, tel que le service de la mer rend nécessaire, a paru quelquefois faire oublier à M. de Rions que la révolution désirée par toute la nation… exigeait d’autres formes. » Est-ce donc un député du tiers qui parle, un des membres de cette bourgeoisie que l’impertinence et la morgue des nobles ont si souvent et si justement froissée ? Non, c’est un des plus grands seigneurs du royaume, qui reproche à un de ses pairs, à un gentilhomme presque aussi titré que lui-même, d’avoir apporté, dans ses rapports avec des fils de manans, un ton de hauteur qui ne convient plus désormais ! — Si le peuple de Toulon s’est livré à des excès regrettables, c’est que « des hommes perfides l’ont égaré, » car « le peuple ne pourrait jamais être entraîné par des intentions coupables et si, dans l’égarement auquel le livrent d’odieuses impulsions, ses actions ne sont pas toujours bonites, ses intentions sont toujours pures ; jamais, rassemblé, il n’a conçu le projet de faire un crime[1]… » Jean-Jacques lui-même a-t-il jamais formulé plus nettement la théorie

  1. Moniteur du 18 janvier 1790. — Séance du 16 janvier, au matin.