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échoué[1] : la France entière n’en est pas moins convaincue que Toulon a été mis, par une conspiration d’aristocrates, « à deux doigts de sa perte[2]. »

Il y a, dans le phénomène d’une aussi tenace crédulité, des profondeurs de sottise devant lesquelles on s’arrête, comme devant un abîme entrevu tout à coup. Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette sottise est moins ridicule qu’effrayante. À des esprits qui se sont opiniâtrement buttés, comme ceux-là, sur une idée fixe, que ne fera-t-on pas accepter et que ne fera-t-on pas vouloir, puisqu’ils ont perdu tout sens critique, tout discernement du chimérique et du réel, du vrai et du faux, du juste et de l’inique, — puisqu’ils ont abdiqué la faculté de raisonnement au point que l’évidence même ne parvient plus à les convaincre, dès qu’elle entre en conflit avec leur manie ! On leur a dit qu’une redoutable et mystérieuse conspiration était formée contre la liberté : et ils l’ont cru, ils le croient, on vient de le voir, avec une désespérante sincérité. Un peu plus tard, on leur dira que l’unique moyen de sauver cette chère liberté est de procéder à l’extermination en masse de ceux qui la menacent : et ils le croiront encore ; que dis-je ? ils applaudiront frénétiquement à l’expédient proposé. C’est pourquoi il n’est pas permis de sourire, à la lecture des insanités auxquelles le prétendu complot de la marine a donné cours : car derrière la boursouflure des mots et l’extravagance de l’idée maîtresse qui anime toute cette correspondance, le profil sinistre de la guillotine déjà commence à se dresser.

Tandis que les municipalités déclaraient à l’envi leur résolution de faire cause commune avec la ville de Toulon, d’importans débats s’engageaient à l’assemblée sur « l’affaire de la marine. » On a vu qu’aussitôt instruite de l’arrestation des officiers, l’assemblée avait chargé son président de demander au roi, en leur faveur, un ordre d’élargissement immédiat. Dans cette même séance du 7 décembre, Malouet, intendant de la marine à Toulon et député de Riom, « insiste fortement sur la nécessité de faire rentrer la ville de Toulon dans l’ordre. Il demande qu’il soit fait une réparation

  1. Les soussignés rapportent qu’en suite d’un ordre de M. Roubaud, ils se sont transportés au vaisseau-amiral, accompagnés de plusieurs volontaires de la garde nationale, où ils ont vérifié les canons au nombre de neuf, chargés à poudre seulement. Dans la soute du navire, ils ont trouvé « deux caisses presque pleines de poudre pour la provision. » Ayant aperçu une porte fermée à clé, faute de la clé, on l’a enfoncée, toutes les recherches ont été inutiles, n’y ayant rien de plus… » — (Mémoire de la ville de Toulon.) Procès-verbal d’enquête du 3 décembre, p. 54. Tels étaient, de l’aveu même de la municipalité qui a rédigé le Mémoire, les « préparatifs » à bord du vaisseau-amiral chargé, disait-on, de « mitrailler » la ville.
  2. C’est l’expression même qu’emploie le Mémoire de la ville, p. 56.