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l’escorte de trente dragons, qu’on avait heureusement eu la précaution de lui donner, n’avait mis le sabre à la main pour le dégager. Il allait ainsi, sous un grand vent de haine qui soufflait contre lui de toutes parts, précédé, accompagné, suivi par sa réputation d’ennemi du peuple, qui l’isolait, le marquait d’un signe, comme les animaux destinés à être abattus. La nation était déjà si profondément divisée, que la présence du commandant de la marine de Toulon donnait lieu à des manifestations contradictoires. Dans cette même ville d’Aix, où la foule avait voulu le massacrer, les officiers du régiment de Lyonnais, M. de Miran et « plusieurs seigneurs » de l’endroit s’empressèrent de lui rendre visite à l’hôtel où il était descendu ; le colonel et le major de la milice citoyenne, au contraire, refusèrent d’aller le saluer[1]. Sa querelle avec la population de Toulon avait rapidement pris une sorte de caractère symbolique ; aux yeux des partisans comme des adversaires de la révolution, elle était devenue quelque chose de plus que le simple débat d’un seul homme et d’une ville : elle était le conflit même de l’ancien régime et du nouveau, — conflit aigu, profond, sans conciliation possible ; — elle était l’une des premières passes du duel à mort de la noblesse et du peuple. Et c’est là précisément ce qui donne à cette « affaire de la marine » une valeur propre et une haute signification ; c’est là ce qui explique et justifie le soin que l’on a pris de la raconter avec tant de détail. Car elle n’est pas un simple « fait divers, » un épisode local sans portée : elle appartient vraiment à l’histoire générale de la révolution et méritait de trouver place dans son cadre.


VI

L’étonnant retentissement qu’elle eut d’un bout à l’autre de la France ; l’importance des polémiques qu’elle suscita dans la presse ; la gravité des débats qu’elle provoqua dans l’assemblée nationale, montrent bien que les contemporains ne s’y trompèrent pas et lui attribuèrent, dès le premier jour, le caractère qu’on vient d’indiquer. Tandis que les officiers du corps de la marine de Brest et de Rochefort écrivaient collectivement à l’assemblée nationale pour demander justice du traitement infligé à leurs camarades[2], les municipalités se déclaraient en foule solidaires de celle de Toulon et lui adressaient, qui des félicitations, qui des offres de servi ce. Les archives municipales de cette ville possèdent plusieurs lettres écrites à cette

  1. Ces détails sur le voyage de M. de Rions sont tous empruntés à une lettre écrite d’Aix, à la date du 26 décembre 1789. (Archives de Toulon.)
  2. Henry, p. 103. — La municipalité de Toulon se plaignit vivement au ministre de ce mémoire où, disait-elle : La conduite des habitans de Toulon et de la milice était peinte des couleurs les plus odieuses. (Voir Henry, p. 376.)