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Écoutez, non pas les déclarations de tribune, mais ce qu’on dit portes closes, dans l’abandon des entretiens intimes. Une douzaine de fonctionnaires, de soldats, de professeurs et d’avocats, échangent leurs impressions sur la France d’hier et celle d’aujourd’hui. Ils savent assez bien l’histoire et ne sont pas tendres pour leurs devanciers : le faux Spartiate de la révolution, fanatique à froid, le soudard du premier empire, le libéral à tous crins de 1830, le doctrinaire empesé, leur paraissent des fantoches ridicules ; puis, avec un soupir, ils regrettent l’élan de 1792, l’épopée de 1806, l’ardeur généreuse des uns, la gravité imperturbable des autres. « Au moins, disent-ils, ces gens-là croyaient à quelque chose ! » Le militaire s’est tu ; celui-là, sans doute, croit à son drapeau ? II parle enfin : il est le plus amer de tous. Tirez-le de son métier, où il excelle : il n’aperçoit que le vide. « On doit, dit-il, se jeter tête baissée dans son devoir, sans regarder ni devant ni derrière… » Les optimistes sont rares. Ils inspirent une douce pitié. On les félicite de conserver si tard leurs illusions.

D’où vient cette impression de lassitude ? Est-ce le souvenir de nos défaites ou le mécontentement du train des choses ? Pour en découvrir l’origine, il faut remonter plus haut, jusqu’à cette révolution des idées qui a suivi le coup d’État et dont les derniers effets se font sentir maintenant.

Dans l’histoire de la pensée, sinon dans les faits, on vit rarement une métamorphose aussi soudaine. Notre ancien idéal était à terre. Tant d’ébauches, de conceptions politiques, de rêves, de tentatives avortées, nous accablaient. Il fallut expliquer cette grande faillite. On vit paraître de vigoureux ouvriers qui déblayèrent le terrain et renversèrent pêle-mêle les idoles et les dieux : en première ligne, ces deux maîtres que nous venons de perdre, Renan, Taine, l’un promenant à travers tous les dogmes sa fuyante fantaisie, l’autre ardent, sincère, piochant droit devant lui avec une patience infatigable. Un moment, tout sembla crouler à la fois, le vieux temple et le nouveau, la religion du passé et celle des a droits de l’homme. »

Il est trop tôt pour juger cette œuvre. Parmi tant de ruines, la postérité fera son choix. Elle dira sans doute que cette espèce de révolution intellectuelle était nécessaire au génie français, qu’elle a brisé ce « moule classique » dans lequel il était emprisonné, crevé les abstractions creuses, remplacé la rhétorique impuissante par le sens ondoyant de la vie. Il n’en est pas moins vrai que nos premiers maîtres ont été des démolisseurs, et que nous n’avons pas encore reconstruit. Nous avons couru au plus pressé : nous avons refait la France matérielle ; mais le support moral reste à trouver.