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des redressemens. Gustave-Adolphe, au moins, ne regardait pas en arrière, lorsqu’il s’engageait à corps perdu contre le vieil empire germanique. Notre triste héros ne sut ni oser, ni se contenir à temps. Il comprit tout et ne profita de rien. De tous les porte-couronnes, il fut le plus chimérique, le plus adonné aux abstractions, le plus égaré par la poursuite d’un vague idéal, le plus étranger aux intérêts positifs qui sont les digues du pouvoir souverain ; et sa chute retentissante devrait au moins condamner sans appel l’esprit de système.

Sommes-nous totalement guéris depuis 1870 ? La manie raisonnante s’est calmée dans le domaine extérieur, et pour cause. On ne nous demande plus de partir en guerre pour propager tel ou tel principe ; et si l’on proclame encore, dans des harangues généreuses, que la France est le « soldat du droit, » je suppose que c’est une métaphore. Personne n’exige que nous versions notre sang pour un autre droit que le nôtre. Si la France doit rester un foyer d’idées libérales, que ce soit vraiment à la façon d’un foyer qui échauffe et rayonne de loin. L’Angleterre a inventé le système parlementaire ; cependant imagine-t-on M. Gladstone déclarant la guerre à l’empereur Alexandre pour le forcer à convoquer des chambres ?

Si quelques débris de doctrines internationales palpitent encore, c’est dans ces paisibles congrès de la paix où les apôtres des États-Unis d’Europe présentent aux nations armées leur inoffensif rameau d’olivier. Cette distraction me paraîtrait sans conséquence si elle ne pouvait encourager à la longue de fâcheuses illusions et porter atteinte à notre virilité. Dignes philanthropes, abbés de saint Pierre égarés dans ce siècle de fer, n’essayez pas de lutter contre la force des choses, ni, comme on disait jadis, de réconcilier le Turc avec la république de Venise : car, une fois pris dans cet engrenage implacable, vous serez broyés bel et bien, vous, votre logique, et votre « clause compromissoire. » Vous vous réveillerez un beau matin, tout pareils à ce personnage de Tolstoï, bon, myope et souriant, qui erre, sans y rien comprendre, sur le champ de bataille de Borodino et promène son rêve humanitaire à travers la mêlée furieuse.


II

Toutefois, c’est là notre moindre mal. Nous ne péchons guère, aujourd’hui, par excès d’optimisme, mais plutôt par découragement et défiance de nous-mêmes.