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soit, offre une carrière insuffisante à l’activité d’un grand peuple, ne fût-ce que par l’immobilité qu’elle impose.

À plus de vingt ans d’intervalle, et dans la sécurité relative dont nous jouissons, il est permis de juger les idées directrices qui ont successivement inspiré notre politique extérieure, le degré de confiance que nous pouvons avoir en nous-mêmes et l’avenir qui nous est réservé.


I

Tout d’abord, il faut faire justice d’une certaine tendance doctrinale qui nous a été bien funeste.

Je ne crois pas qu’à aucune époque on ait fait autant de systèmes et de théories sur la politique que pendant la première moitié de ce siècle et jusqu’en 1870. Dire que l’esprit de la révolution n’a cessé d’agiter l’Europe, c’est exprimer une vérité banale. Mais ce qu’on aperçoit moins, c’est que le ton dogmatique, qu’elle avait mis à la mode, n’est point resté le privilège des révolutionnaires : il a gagné même leurs ennemis, comme, au XVIe siècle, la fureur de la controverse animait également les protestans et les catholiques. Jusqu’aux environs de 1850, tout le monde, en politique, est croyant, ou veut le paraître, le royaliste et le républicain, le réactionnaire et le libéral. La confiance en soi se devine dans le langage, dans les attitudes, dans la manière de porter sa cravate. Les orateurs s’injurient avec le sérieux et la conviction des héros d’Homère. L’idéal gouverne despotiquement la France et l’Europe, car les doctrinaires ne sont que des idéalistes retournés.

Les affaires extérieures n’ont point échappé à cette contagion. Pendant deux siècles, elles avaient été dominées par le calcul et l’intérêt. Quand on se trompait, c’est que le calcul était faux et l’intérêt mal compris. La révolution nous a ramenés violemment à la politique de principes, comme on la pratiquait au temps de Philippe II et des guerres de religion. Sans doute, entre les mains des habiles, les principes ne servent qu’à voiler les intérêts. On a montré comment les révolutionnaires avaient eux-mêmes donné l’exemple, en mêlant naïvement la propagande et l’ambition[1]. Il n’en est pas moins vrai qu’on déploie sur le front des troupes le drapeau des idées : c’est assez pour égarer l’opinion. Qui parlait de « sainte-alliance et de « droit divin » avant la déclaration des « droits de l’homme ? » Toute l’Europe, ou peu s’en faut, semble saisie,

  1. C’est ce qui ressort du beau livre de M. A. Sorel sur l’Europe et la Révolution.