au milieu de l’Europe transformée. La politique étrangère n’est pas seulement l’art de se tirer d’affaires jour par jour, au petit bonheur. Elle demande de la suite, des desseins conduits de longue main, et, par conséquent, une idée dirigeante qui lui serve à se reconnaître parmi les accidens quotidiens.
Tout peuple énergique porte avec lui sa boussole, orientée vers un but lointain, souvent difficile à atteindre, mais qui lui permet de distinguer sa route et de marquer les étapes : pour la Russie, ce sera la mer libre ou Constantinople ; pour la Grande-Bretagne, la possession des points stratégiques d’où dépend l’empire des mers ; pour les États-Unis, « l’Amérique aux Américains ; » pour l’Italie, une grande position dans la Méditerranée ; pour l’Autriche-Hongrie, la marche vers l’Est ; pour l’Allemagne, l’association plus ou moins étroite de tous les groupes germaniques sous l’hégémonie de la Prusse. De même des petits États : la Grèce rêve la reconstitution de l’hellénisme ; la Roumanie ou la Bulgarie veulent la réunion de tous les Roumains ou de tous les Bulgares sous un même sceptre. Ce sont là des vœux parfois contradictoires, parfois chimériques. On ne les confesse pas toujours. Néanmoins, sans ces puissans mobiles, les nations, comme les individus, ne tarderaient pas à s’engourdir. Il arrive quelquefois qu’on désire une chose et qu’on en obtient une autre : l’essentiel est d’agir. La Providence tire des conséquences imprévues de nos actes. En histoire, pas plus que dans la nature, il n’y a de force perdue.
Ces formules brèves et ambitieuses dont une nation se sert pour définir sa destinée ne sont pas des inventions d’hommes d’État : ceux-ci, dans la pratique, cherchent plutôt à les atténuer, à leur ôter leur pointe. Mais elles résument toute la philosophie d’un peuple et l’idée qu’il se forme de lui-même et du monde. Ce qui attire la masse du peuple russe vers Constantinople, c’est la coupole de Sainte-Sophie. En Amérique, la fameuse doctrine Monroë est conforme au génie d’une race accoutumée à tracer d’avance dans le vide le cercle de sa colossale activité, à marquer dans un désert la place d’une future capitale et à disposer de l’avenir avec autant d’exactitude géométrique que de juvénile présomption.
Ce n’est pas qu’en France nous manquions d’idées sur notre rôle dans le monde, mais nous en avons trop qui souvent ne s’accordent pas entre elles, parce qu’elles se rapportent à différentes faces de notre génie et à différentes époques de notre histoire. Depuis la guerre, le sentiment populaire a vécu de l’espoir d’une revanche. Mais un sentiment n’est point une politique ; et quand même il s’agirait de reconquérir nos provinces perdues, on commence à comprendre que cette question de frontière, si poignante qu’elle