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faire en deux fois, une partie biographique, une autre sur l’examen du talent et des ouvrages. Après avoir écrit ces quelques mots, une mauvaise disposition m’a saisi et je n’ai fait que lire et même dormir jusqu’au milieu de la journée, où j’ai emmené Jenny, par le plus beau temps du monde auquel nous n’étions plus accoutumés, faire une grande promenade dans la forêt. Nous avons suivi l’allée de l’Ermitage jusqu’au grand chêne, au pied duquel nous nous sommes reposés ; nous étions entrés auparavant à l’Ermitage, dont une partie est à vendre. C’est un manoir comme cela qu’il me faudrait ! Le jardin, qui n’est qu’un potager, est charmant : il est encore rempli de vieux arbres qui ont donné leurs fruits aux environs. Ces troncs noueux, tordus par les années, se couvrent encore de magnifiques fleurs et de fruits, au milieu de ces bâtimens ruinés, non par le temps, mais par la main des hommes. On est attristé devant ce spectacle inhumain de la rage stupide de démolition qui a signalé les époques de nos discordes.

Abattre, arracher, brûler, c’est ce que le fanatisme de liberté sait aussi bien faire que le fanatisme dévot ; c’est par là que l’un ou l’autre commence son œuvre, quand il est déchaîné, mais là s’arrête l’impulsion brutale… Élever quelque chose de durable, marquer son passage autrement que par des ruines, voilà ce que la plèbe aveugle ne sait point faire ; et, en même temps, je remarquais combien les ouvrages qui sont dus à l’esprit de suite, conçus dans une grande idée de durée et exécutés avec le soin nécessaire, apportent un cachet de force jusque dans des débris qu’il est presque impossible de faire disparaître complètement. Ces corporations anciennes, les moines surtout, se sont crus éternels, car ils semblent avoir fondé pour les siècles des siècles. Ce qui reste des vieux murs fait honte aux ignobles bâtisses plus modernes qu’on leur a accolées. La proportion de ces restes a quelque chose de gigantesque en comparaison de ce que des particuliers font tous les jours sous nos yeux.

Je pensais, en même temps, qu’il en était un peu de même pour l’ouvrage d’un homme de talent… Pour la sculpture, c’est incontestable, car les restaurations les plus maladroites laissent encore apercevoir clairement ce qui appartient à l’original ; mais dans la peinture elle-même, toute fragile qu’elle est, et quelquefois toute massacrée qu’elle est par des retouches inhabiles, la disposition, le caractère, une certaine empreinte ineffaçable, montrent la main et la conception d’un grand artiste. ………………………………………