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l’injurie et lui jette des pierres : le site, la composition, admirables ; la description s’arrête devant mon souvenir.


Samedi 30 avril.

Ébauché le Christ dans la tempête, pour Grzymala. — Avancé le Christ montré au peuple, esquissé Mme Herbelin, et quelques touches à celui de M. Roche ; tout cela avec assez de succès, quoique dans une mauvaise disposition de corps et d’esprit… Qu’est-ce que cette inquiétude, pour une raison tantôt fondée, tantôt vague et ne se prenant à rien ?

Dîné chez Chabrier avec son ami Chevigné, dont il me vante les talens en poésie : il n’a pas celui de l’éloquence, il ne s’exprime point comme tout le monde et il cherche ses mots pour la moindre phrase. Ce dîner à quatre n’était pas suffisamment animé.

Le soir, Mme L.. m’a plu, quoiqu’elle ne soit pas jeune. Elle était près de Mme de F…, en grands frais de toilette. Le mari de Mme de F… est un homme charmant. Il s’étonne que je n’aille pas en Italie ; il me cite les lacs du nord de l’Italie, comme des merveilles qu’il faut voir absolument, et qu’on voit très facilement ; on peut même faire son excursion en deux fois, s’il le faut : une fois, Florence, Rome et Naples ; une autre fois, Milan, Venise, etc.


Dimanche 1er mai.

J’ai été mené le soir par M. et Mme Mancey chez M. Gentié, où j’ai vu la belle Mariette Lablache, et entendu de la musique assez choisie, mais surtout vu la belle Mariette. Elle diminuait tout autour d’elle, comme une déesse au milieu de simples mortelles. Toutes ces natures du Nord étaient bien chétives, en comparaison de cette splendeur méridionale. Rentré très tard, et sorti sans que ce fût fini.

Je recopie ces lignes que je trouve écrites anciennement : « On n’est jamais long, quand on a dit exactement ce qu’on a voulu dire. Si vous devenez concis, en supprimant un que ou un qui, mais qu’en même temps vous soyez obscur ou embarrassé, vous manquez le but de l’art d’écrire, qui est d’exprimer, de faire comprendre ses pensées au moyen du langage : soyez long, s’il le faut, pourvu que vous disiez des choses intéressantes. Le style d’Hugo[1] est le

  1. Dans une longue conversation ou plutôt un monologue de V. Hugo sur Delacroix, rapporté par Ch. Hugo, celui-ci prête au poète ces paroles : — « Il a toutes les qualités moins une ; il lui manque une des plus grandes, il lui manque ce qu’ont toujours cherché et trouvé les artistes suprêmes, peintres ou poètes, la Beauté. Il n’y a pas, dans toute l’œuvre de Delacroix, en exceptant l’apparition des Anges au Christ dans le Jardin des Oliviers, et le torse de femme du Massacre de Scio, une seule femme vraiment belle. Il a l’expression, mais il n’a pas l’idéal. » — (Voir Hugo en Zélande ; Michel Lévy, 1868.)