Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/940

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montre. Il y a pourtant de fort belles choses qui sont conçues dans le sens outré de l’effet : tels sont les ouvrages de Rembrandt, et chez nous, Decamps. Cette exagération leur est naturelle et ne choque point chez eux. Je fais cette réflexion en regardant mon portrait de M. Bruyas[1] ; Rembrandt n’aurait montré que la tête ; les mains eussent été à peine indiquées ainsi que les habits. Sans dire que je préfère la méthode qui laisse voir tous les objets suivant leur importance, puisque j’admire excessivement les Rembrandt, je sens que je serais gauche en essayant ces effets. Je suis en cela du parti des Italiens : Paul Véronèse est le nec plus ultra du rendu, dans toutes les parties ; Rubens est de même, il a peut-être dans les sujets pathétiques cet avantage sur le glorieux Paolo, qu’il sait, au moyen de certaines exagérations, attirer l’attention sur l’objet principal, et augmenter la force de l’expression. En revanche, il y a dans cette manière quelque chose d’artificiel qui se sent autant et peut-être plus que les sacrifices de Rembrandt, et que le vague qu’il répand d’une manière marquée sur les partis secondaires. Ni l’un ni l’autre ne me satisfait, quant à ce qui me regarde. Je voudrais, — et je crois le rencontrer souvent, — que l’artifice ne se sentît point, et que néanmoins, l’intérêt soit marqué comme il convient ; ce qui, encore une fois, ne peut s’obtenir que par des sacrifices, mais il les faut infiniment plus délicats que dans la manière de Rembrandt, pour répondre à mon désir.

Mon souvenir ne me présente pas dans ce moment, parmi les grands peintres, un modèle parfait de cette perfection que je demande. Le Poussin ne l’a jamais cherchée et ne la désire pas ; ses figures sont plantées à côté les unes des autres comme des statues ; cela vient-il de l’habitude qu’il avait, dit-on, de faire de petites maquettes pour avoir des ombres justes ? S’il obtient ce dernier avantage, je lui en sais moins de gré que s’il eût mis un rapport plus lié entre ses personnages, avec moins d’exactitude dans l’observation de l’effet. Paul Véronèse est infiniment plus harmonieux (et je ne parle ici que de l’effet), mais son intérêt est dispersé. D’ailleurs, la nature de ses compositions, qui sont très souvent des conversations, des sujets épisodiques, exige moins cette concentration de l’intérêt. Ses effets, dans ses tableaux où le nombre des personnages est plus circonscrit, ont quelque chose de banal et de convenu. Il distribue la lumière d’une manière à peu près uniforme, et à ce sujet, on peut chez lui, comme chez Rubens et chez beaucoup de grands peintres, remarquer cette répétition outrée de certaines habitudes d’exécution. Ils y ont été conduits, sans

  1. M. Bruyas est représenté assis dans un fauteuil et vu jusqu’à mi-corps. Ce portrait figure à la galerie Bruyas à Montpellier.