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26 avril.

Je disais hier à R… au bal des Tuileries, à propos du mariage d’un auguste personnage, que l’un des plus grands inconvéniens du caractère français, celui qui a plus contribué peut-être que quoi que ce soit aux catastrophes et déconfitures dont notre histoire abonde, c’est l’absence, chez toutes les têtes, du sentiment du devoir. Il n’y a pas un homme ici qui soit exact à un rendez-vous, qui se regarde comme lié absolument par une promesse ; de là, cette élasticité de la conscience dans une foule de cas. L’imagination place l’obligation dans ce qui nous plaît ou nous porte intérêt. Chez la race anglaise, au contraire, qui n’a pas au même degré cette force d’impulsion qui entraîne à tout moment, la nécessité du devoir est sentie par tout le monde. Nelson, à Trafalgar, au lieu de parler à ses matelots de la gloire et de la postérité, leur dit simplement dans sa proclamation : « L’Angleterre compte que chaque homme fera son devoir. »

En sortant de chez Boilay, ce soir à minuit et demi, je cours jusqu’aux Italiens pour trouver une glace, car tous les cafés étaient fermés. J’en trouve au café du passage de l’Opéra, sur le boulevard. J’y vois M. Chevandier qui m’accompagne chez moi, il me raconte, entre autres particularités sur Decamps, d’abord son impossibilité de travailler d’après le modèle dans ses tableaux ; en second lieu, ce qui me paraît la conséquence de cette disposition, sa timidité extrême, quand il travaille d’après nature. L’indépendance de l’imagination doit être entière devant le tableau. Le modèle vivant, en comparaison de celui que vous avez créé et mis en harmonie avec le reste de votre composition, déroute l’esprit et introduit un élément étranger dans l’ensemble du tableau.


Mercredi 27 avril.

Dîner chez la princesse Marcellini avec Grzymala. Délicieux trio de Weber, qui a malheureusement précédé un trio de Mozart : il fallait intervertir cet ordre. J’avais une grande envie de dormir, qui a été tenue en respect par le premier morceau, mais je n’ai pas pu tenir devant le second. La forme de Mozart, moins imprévue, et, j’ose le dire, plus parfaite, mais surtout moins moderne, a vaincu mon attention, et la digestion a triomphé.


Jeudi matin 28 avril.

Il faut une foule de sacrifices pour faire valoir la peinture, et je crois en faire beaucoup, mais je ne puis souffrir que l’artiste se