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achevées. Il en était pour cela, sans doute, comme de l’esquisse du tableau comparée au tableau fini. Non ! on ne gâte pas le tableau en le finissant ! Peut-être y a-t-il moins de carrière pour l’imagination dans un ouvrage fini que dans un ouvrage ébauché. On éprouve des impressions différentes devant un édifice qui s’élève et dont les détails ne sont pas encore indiqués, et devant le même édifice quand il a reçu son complément d’ornemens et de fini. Il en est de même d’une ruine qui acquiert quelque chose de plus frappant par les parties qui manquent. Les détails en sont effacés ou mutilés, de même que dans le bâtiment qui s’élève on ne voit encore que les rudimens et l’indication vague des moulures et des parties ornées. L’édifice achevé enferme l’imagination dans un cercle et lui défend d’aller au-delà. Peut-être que l’ébauche d’un ouvrage ne plaît tant que parce que chacun l’achève à son gré. Les artistes doués d’un sentiment très marqué, en regardant et en admirant même un bel ouvrage, le critiquent non-seulement dans les défauts qui s’y trouvent réellement, mais par rapport à la différence qu’il présente avec leur propre sentiment. Quand le Corrège dit le fameux : Anch’io son’ pittore, il voulait dire : « Voilà un bel ouvrage, mais j’y aurais mis quelque chose qui n’y est pas. » L’artiste ne gâte donc pas le tableau en le finissant : seulement, en fermant la porte à l’interprétation, en renonçant au vague de l’esquisse, il se montre davantage dans sa personnalité, en dévoilant ainsi toute la portée, mais aussi les bornes de son talent.


Jeudi 21 avril.

À la vente de Decamps… j’ai éprouvé une profonde impression à la vue de plusieurs ouvrages ou ébauches de lui qui m’ont donné de son talent une opinion supérieure à celle que j’avais. Le dessin du Christ dans le prétoire, le Job, la petite Pêche miraculeuse, des paysages, etc. Quand on prend une plume pour décrire des objets aussi expressifs, on sent nettement, à l’impuissance d’en donner une idée de cette manière, les limites qui forment le domaine des arts entre eux. C’est une espèce de mauvaise humeur contre soi-même de ne pouvoir fixer ses souvenirs, lesquels pourtant sont aussi vivaces dans l’esprit après cette imparfaite description que l’on fait à l’aide des mots. Je n’en dirai donc pas davantage, sinon qu’à cette exposition, comme le soir au concert de Delsarte, j’ai éprouvé, pour la millième fois, qu’il faut, dans les arts, se contenter, dans les ouvrages même les meilleurs, de quelques lueurs, qui sont les momens où l’artiste a été inspiré.

Le Josué, de Decamps, m’a déplu au premier abord, et quand