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d’enfance. Je suis en cela d’autant plus coupable et ennemi de moi-même, qu’isolé comme je suis je vis bien plus souvent dans mon esprit avec le passé qu’avec ce qui m’entoure. Je n’ai nulle sympathie pour le temps présent ; les idées qui passionnent mes contemporains me laissent absolument froid ; mes souvenirs et toutes mes prédilections sont pour le passé, et toutes mes études se tournent vers les chefs-d’œuvre des siècles écoulés. Il est heureux, au moins, qu’avec ces dispositions, je n’aie jamais songé au mariage : j’aurais certainement paru à une femme jeune et aimable infiniment plus ours et plus misanthrope que je ne le parais à ceux qui ne me voient qu’en passant. »


À Andrieu.


« Je n’ai pas autant de mérite qu’on pourrait le penser à travailler beaucoup, car c’est la plus grande récréation que je puisse me donner… J’oublie, à mon chevalet, les ennuis et les soucis qui sont le lot de tout le monde. L’essentiel dans ce monde est de combattre l’ennui et le chagrin. Sans doute, parmi les distractions qu’on peut prendre, je pense que celui qui les trouve dans un objet comme la peinture doit y trouver des charmes que ne présentent point les amusemens ordinaires. Ils consistent surtout dans le souvenir que nous laissent, après le travail, les momens que nous lui avons consacrés. Dans les distractions vulgaires, le souvenir n’est pas ordinairement la partie la plus agréable ; on en conserve plus souvent du regret, et quelquefois pis encore. Travaillez donc le plus que vous pourrez : c’est toute la philosophie et la bonne manière d’arranger sa vie. »


1er avril.


J’ai usé pour la première fois de mes entrées aux Italiens… Chose étrange ! j’ai eu toutes les peines du monde à m’y décider ; une fois que j’y ai été, j’y ai pris grand plaisir ; seulement j’y ai rencontré trois personnes, et ces trois personnes m’ont demandé à venir me voir. L’une est Lasteyrie, qui veut bien m’apporter son livre sur les vitraux ; la seconde est Delécluze, qui m’a frappé sur l’épaule avec une amabilité qu’on n’attendrait guère d’un homme qui m’a peu flatté, la plume à la main, depuis environ trente ans qu’il m’immole à chaque Salon. Le troisième personnage qui m’a demandé à venir me voir est un jeune homme que je me rappelle avoir vu, sans savoir où et sans connaître son nom ; cette distraction est fréquente chez moi.