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autochtone. Cependant les cochers et les guides sont fils du sol. On le devinerait à leurs façons d’être. Ils ont une grande fierté et beaucoup de sans-gêne. Ils pratiquent la doctrine de l’égalité. Ils savent que le cocher n’est pas un être inférieur à son client. Aux relais, le roulier s’attable avec son touriste. Si on lui donne l’ordre d’atteler, il répond, en se balançant sur le rocking-chair, qu’il n’a pas tout à fait terminé sa pipe. Sur la terrasse de l’auberge, il s’étend dans les meilleurs fauteuils avec ses amis, et il se moque, en riant clair, des grosses dames qui sont les hôtesses du loghouse. Il ne met à sa grossièreté aucune malice : il est le fils mal dégrossi de la nature ; il est plus près que nous de nos origines et de Jean-Jacques Rousseau.

Quant aux Indiens, ils se font rares. Ils sont tout à fait matés et dispersés. Ils rôdent, en grands costumes rouges à plumes, la carabine sur le pommeau de la selle, aux environs des gares, sur la ligne du Northern Pacific Railroad. Ils ont renoncé à leurs desseins hostiles. Ils vendent des perles enfilées en arabesques sur des étoffes de couleur. Avec leur grand manteau jaune, leurs diadèmes multicolores et leurs offres de service, ils font plutôt songer à Mangin qu’au chef Chaudière-Noire.

Ce pays féerique peut se passer d’habitans ; ils le gêneraient, le gâteraient. Le silence et la solitude lui vont mieux. L’envahissement des hôtels et des touristes est un mal nécessaire qu’il faut supporter : c’est le signe que la région a ses visiteurs, et c’est la première condition pour qu’elle en ait. Certes, l’impression dut être plus saisissante chez les premiers trappeurs qui franchirent l’enceinte terrible et se trouvèrent dans un isolement émouvant, face à face avec ces effrayantes fantasmagories de la nature. Mais ce privilège et cette distinction coûtèrent cher à la plupart d’entre eux, que les Nez-Percés et les jaguars dépecèrent. La tournée, telle qu’on la peut faire aujourd’hui, gagne en sécurité ce qu’elle a perdu en aventures pittoresques. Au demeurant, les étapes sont assez distantes entre elles pour qu’on foule toujours une piste déserte. En vérité, quelle étonnante conception ! quel pays et quelle race ! À l’instar de nos civilisations d’Europe, les États-Unis ont ouvert et entretiennent un parc pour leurs promeneurs, et ce jardin, se conformant à l’esthétique grossissante du peuple américain, a les dimensions de plusieurs départemens réunis ! Ajoutez bout à bout le bois de Boulogne et le bois de la Cambre, Las Delicias, Unter den Linden et le Prado : vous pourrez couvrir de leur superficie un petit coin de ce square yankee dont les rocailles ont douze mille pieds et dont les barrières ont quatre cents kilomètres de tour !

Le gouvernement américain a trouvé, dans l’exploitation de cette