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et Clarks Fork. C’est un solide vieillard, dont les cheveux blancs retombent sur les épaules ; la figure est allongée par la barbiche ; les pommettes saillantes et les yeux vifs dénotent un énergique pionnier. Deux gros molosses l’accompagnent partout. Il porte un grand feutre à larges bords, une casaque de cuir et des bottes éperonnées. Il était autrefois mineur ; un coup de grisou lui a défoncé le crâne ; mais il n’y paraît plus. Il tient dans sa cabane de bois un petit commerce à l’usage des rares ouvriers qui passent, et cet « hôtel » ressemble plutôt à une épicerie. Dans l’unique pièce du bas, il y a un comptoir, des boites de conserves, de la mercerie, des caisses de tabac, des pipes, des manches de fouet. Depuis ces dernières années, les touristes commencent à venir, et il y a élevé une seconde cahute où sont les chambres à coucher. Si les planches des cloisons joignaient un peu, si on n’y apercevait pas de son lit les étoiles du ciel à travers les poutres du plafond, s’il y avait moins de moustiques, de rats et d’araignées, si on ajoutait par-ci par-là un escabeau pour meubler les pièces, cette auberge serait très confortable. Le régime en est fort sain, semblable à celui des anachorètes, car on n’y vit guère que d’œufs et de lait. Ainsi que disait Dumas père en décrivant les hôtelleries espagnoles, le Yancee’s Camp est comme l’amour, on n’y trouve que ce qu’on y apporte.

L’hôtelier est d’ailleurs un fort aimable homme. Il a chez lui, en même temps que nous, deux ouvriers et un soldat ; ils ont l’air d’être plus maîtres de la maison que lui-même. Les touristes nos devanciers ont gardé de lui le meilleur souvenir, car il nous montre les lettres qu’il en a reçues, les photographies prises dans les environs, qu’ils ont développées à leur retour et qu’ils lui ont expédiées. Le père Yancee, avec ses chiens, est ainsi photographié à plusieurs exemplaires et sous toutes les faces : il a son album, comme une actrice. Un de ses visiteurs, ému de sa bonté et des merveilles de la nature en ce pays sauvage, a voulu qu’il pût sanctifier le dimanche, et prier le Créateur de tant de belles choses. Il lui a envoyé un harmonium et un tabouret de piano : ces meubles sont d’un faste oriental en cette cabane, où les trappeurs ronflent dans les hamacs, au-dessus de leurs chiens fourbus.

La forêt pétrifiée est à plusieurs milles du loghouse. Il faut longer un lac, des marais peu rassurans où grouillent les serpens, gravir la côte au-dessus d’un ravin, au fond duquel un torrent gronde entre les rocs pointus. Au bout d’une plaine où quelques rares broussailles vivent comme elles peuvent entre les cailloux receleurs de longs lézards, une pente douce monte vers le faîte éloigné de la chaîne, où se dressent à l’horizon le pic des Bisons,