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est de soufre ; il est torride. Une petite solfatare fume dès qu’on dérange une motte avec une canne. Il faut détacher le soufre avec une pointe ferrée, faire rouler le fragment sur le sol et l’y laisser refroidir avant de pouvoir le saisir. Une des misses de notre voiture fait observer qu’on fabriquerait beaucoup d’allumettes avec ce seul cône, et cette remarque prouve que la jeunesse américaine est habituée « à considérer les choses dans le point de vue pratique, » comme disait Gil Blas.

On arrive vers le soir à l’étape, l’hôtel du Cañon. Dès l’aube, nous partons en nombre pour aller visiter le Grand Cañon de la Yellowstone river. Le mot cañon est un souvenir de la domination espagnole. Il signifie tube, vallée, ravin. Toutes les vallées de cette région portent ce nom, jusque dans le Colorado et le Kansas.

La Yellowstone fait deux chutes successives : la seconde est particulièrement admirable et ne le cède en rien à celle de Niagara Falls, sinon en ce qu’elle est moins connue. Le fleuve se précipite d’abord d’un bond vigoureux dans le vide. Sa masse, resserrée entre les roches basaltiques, s’élance de toute la vitesse acquise par les rapides qui préludent au saut. Le fleuve entier demeure ainsi suspendu dans le vide et, par une courbe gracieuse, retombe de tout son poids dans le bassin Inférieur, où il creuse la masse d’eau qu’il rencontre ; c’est un conflit frénétique entre la nappe qui tombe et le fleuve qui la reçoit. Les vagues mugissent, bondissent, comme pour remonter au plateau supérieur, puis, après des tourbillons monstrueux, la trombe liquide reprend sa course, attirée par les rapides que forme déjà l’appel de la cascade suivante. C’est dans cet état d’agitation et d’entraînement furieux qu’elle se présente à l’entrée d’un nouveau gouffre : elle s’y jette avec un élan que décuple encore l’étroitesse du chenal, enserré dans les roches. Le bond est formidable. Il a 121 mètres de hauteur, ce qui est beaucoup plus qu’à la chute du Niagara. Le pied de la cascade est perdu dans des nuages de poussière d’eau, d’embruns, de vagues qui rebondissent avec fracas ; les gouttelettes remontent jusqu’à la moitié de la hauteur dont elles sont tombées ; le soleil en les éclairant les traverse d’un arc-en-ciel, qui les fait ressembler à une gigantesque jonglerie de gemmes et de pierres précieuses.

Activé par ce saut gigantesque, le torrent roule, se tord en flots d’écume et d’émeraudes au fond du ravin qui le presse et l’étreint entre ses roches trop rapprochées. Le sol sur lequel il emporte sa furie a une déclivité faite pour l’exaspérer encore. Dans les trente kilomètres qui suivent, jusqu’à la prochaine chute, la différence des niveaux de départ et d’arrivée est de 100 mètres. C’est un bouillonnement terrible, un déchirement de l’eau contre