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saisissante. Une longue chaîne, qui tient un quart de l’horizon, figure, avec un réalisme effrayant, le front, le nez, le menton, la poitrine d’un homme qui dormirait, la tête appuyée sur une haute cime. Cette face énorme, distincte et exactement moulée, avec le profil tourné vers le ciel, ne contribue pas peu à répandre une vague impression de mélancolie sur ce paysage grandiose. L’œil reconstitue, par derrière la montagne qui le cache et coupe le buste, le corps gigantesque de cet homme de pierre, être fantastique qui a pris les glaciers comme coussins et les monts pour chevet. La tête est belle, énergique ; les traits sont précisés par la distance, qui efface les rugosités, aplatit les rocailles et polit les anfractuosités. Le masque est celui de Napoléon Ier, front haut, nez arqué, mâchoire forte. Qu’on songe quelle épouvante a dû jeter, depuis l’existence de l’homme, ce caprice de la nature, cette colossale statue, parmi les tribus indiennes, déjà effrayées par les phénomènes, les rugissemens, les splendeurs surhumaines de cette mystérieuse région.

La vaste nappe d’eau du lac, immense comme la mer, mais immobile comme une mer morte, sans flux ni vagues, est profondément triste dans son imposante beauté. Au loin, le grand cadavre de l’Indien de pierre dort dans un concert de teintes harmonieusement mêlées, où les nuances rosées, violettes, mauves et moirées des pentes neigeuses se tondent dans l’azur plus pâle du ciel, tandis que le soleil, à demi enfoncé derrière les dernières crêtes, disperse autour de lui l’auréole de ses rayons d’or.

Le relais est un coquet cottage construit sur la rive nord, et caché dans la verdure. On y passe la nuit et l’on repart au point du jour pour de nouveaux étonnemens.

On commence à venir faire au Parc des séjours, des saisons hygiéniques pour y respirer l’air pur des monts, l’air chaud des sources et les émanations thermales des geysers. On croise de temps en temps des tapissières de malades qui n’entrent pas dans les hôtels ; ils campent, font leur cuisine sur un feu de bois sec, et vagabondent lentement, pareils à des saltimbanques retirés. Les hommes sont vêtus en trappeurs de Fenimore Cooper ; les femmes portent l’amazone et vont le plus souvent à cheval, coiffées d’un chapeau particulier qui fait songer à Mme Récamier : c’est une sorte de cornette Directoire, retombant en pèlerine sur les épaules et entourant le visage comme d’un auvent contre la bise, le soleil et la pluie. On retrouve sur leur passage des marmites crevées, des boîtes de conserves vides. Par une négligence coupable, malgré les pancartes accrochées aux arbres : Extinguish your fires, ils n’éteignent pas toujours leurs feux et déterminent des incendies