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rivière coule entre une colline boisée, et une plaine inondée par un grand lac d’eau bouillante. On y accède par un pont formé de deux gros bouleaux jetés l’un près de l’autre entre les berges. De l’autre côté, le sol est gluant, élastique, rouge : on y peut tracer des lettres avec un bâton. Le lac s’étend au loin, fumant et presque invisible sous les nuages de buée. Les rives, faites par les « formations, » sont feuilletées, rongées, en encorbellement, sur l’eau chaude. Elles cèdent et s’inclinent quand on s’aventure trop près de leur bord. Devant soi, on a une immense plaine liquide et bouillante dont on ne voit ni les autres bords ni la fin. On voudrait pouvoir s’aventurer dans une barque sur ce lac perfide. Son rivage est parsemé des cadavres de libellules et d’oiselets qui se sont aventurés au-dessus de la région sinistre et qui n’ont plus trouvé leur direction pour s’enfuir. L’eau a rejeté leurs corps bouillis. Ce geyser est formidable. Il a son trou d’échappement au milieu du lac, au fond du gigantesque entonnoir. Quand il s’élance, il déchire son tube ; il projette violemment des quartiers de roches arrachées ; il semble que toute la région se soulève, comme si ses gerbes avaient l’épaisseur du lac entier. C’est un vacarme de tonnerre, d’eau projetée à une hauteur considérable, et retombant en lourde flaque sur le sol ébranlé ; la vapeur couvre tout le pays, monte jusqu’au ciel ; on dirait qu’une énorme soupape vient de s’ouvrir sur un des soupiraux de l’enfer. Le terrain est partout souple et dangereux. Quelquefois un coup de vent balaie la vapeur : on jouit alors d’un coup d’œil fantastique. On aperçoit dans toute sa largeur la nappe d’eau claire, si claire que la vue plonge jusqu’en des profondeurs effrayantes, comme si on les voyait à travers un cristal pur, teinté de bleu. Les berges sont des testons rosés et dorés que tapissent de fines conferves ; elles plongent en biais, comme les parois d’un entonnoir, jusqu’à un trou noir, lointain, qui semblent s’ouvrir directement sur le centre de la terre. On cherche vainement une pierre pour l’y jeter et vérifier l’éloignement. Les cailloux sont des débris du sol, une sorte de caoutchouc durci, léger et flottant. Du côté de la rivière, les rigoles de la berge serpentent entre les souches d’arbres morts sur le sol blanc qu’elles raient de lignes tortueuses et variées, bleues ou sanguinolentes, comme si l’enfer renvoyait, avec les dépôts ferrugineux, les ruisseaux de sang des damnés.

Toute cette région s’appelle le bassin Moyen. Jusqu’au Supérieur, la ligne des geysers est à peu près ininterrompue. Toutes les forêts fument ; des jets d’eau et de vapeur s’élancent par intervalles au-dessus de la cime des arbres. Toutes les clairières ont leur source, leur lac, leur cratère. Voici la Turquoise, une nappe d’eau bleue, qui dort sur un lit de formations dorées, dont le reflet donne, au