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ainsi dire, le trajet, par le son qui se rapproche, à travers la cheminée qui plonge sous le sol ; en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, une gerbe énorme saute au-dessus du rebord à une hauteur de deux mètres : c’est le prélude.

J’ai assisté là à l’un des plus beaux spectacles. Dès que l’éruption atteignit sa plus grande hauteur, les touristes rentrèrent, fatigués par une journée de traite. Je leur en sus gré. Je restai seul dans ce désert, où la colline me masquait les toits et les lumières de l’hôtel. Je perdis la notion du temps et des choses ; j’étais pareil à un sauvage égaré, tel qu’il pouvait venir s’asseoir au bord des sources chaudes, avant même que Christophe Colomb eut apporté à ces régions la nouvelle qu’il existait ailleurs un ancien monde. Les montagnes boisées fermaient l’horizon ; pareils à des flocons de ouate, les jets de vapeur des geysers s’échappaient de toutes parts des feuillages sombres, et s’illuminaient des rayons de la lune, comme les panaches de vapeur s’embrasent au reflet des feux d’une locomotive. L’air, d’une pureté étonnante, m’apportait les rayons des astres avec un éclat inconnu sous nos cieux, et la lune se détachait en avant du fond constellé, comme un disque d’argent devant un fond de velours. Autour de moi, le plateau était morne, crayeux, tout blanc, boursouflé par des cloques chaudes, craquelé ; une centaine de geysers et de sources animaient seuls de leurs mugissemens alternés le grand silence de cette nature désolée. Dès que la Grande fontaine joua, toutes les autres sources furent éclipsées, et les plus importantes n’étaient plus que des vasques négligeables auprès d’elle.

Le petit bassin si calme et si limpide se prit tout à coup à bouillonner avec des bruits sourds, de plus en plus rapprochés. L’éruption commence par une gerbe, suivie d’une autre plus haute : chaque jet dépasse le précédent en hauteur, comme si, en retombant, il piquait le suivant d’émulation. Les plus hauts atteignent vingt mètres. C’est un spectacle inouï, inimaginable, incompréhensible, effrayant, d’assister à cette explosion tumultueuse. Cette flaque d’eau, grande comme une nappe, devient tout d’un coup, brusquement, une masse dont les bonds furieux, désordonnés, font jaillir avec fracas l’eau bouillante, inondent les rocailles d’alentour, emplissent l’air d’une odeur de soufre et d’un épais nuage de vapeur. La colonne monte droite et vigoureuse, par saccades pareilles aux flammes intermittentes du lycopode, dans les incendies simulés sur les théâtres. Ce sont des bouffées, comme si l’on ouvrait de temps en temps une soupape. Chaque jet entraîne avec lui, comme une sorte d’étui, une large gaine de vapeur ; elle s’élève aussitôt en un nuage compact beaucoup au-dessus de la coupole humide, qui retombe en gouttelettes. À cette heure, les cratères