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encore de ma faiblesse qui me fit encourager le vice d’un guerrier si sympathique à l’armée française, au mépris de la discipline des armées américaines.

J’étais de retour à l’hôtel à huit heures. Dans le hall, régnait une agitation pareille à celle qui précède les départs. Les dames mettaient leurs waterproofs, et les gentlemen bouclaient leurs guêtres. Les guides attendaient, le bâton à la main. C’était le moment de partir pour aller voir l’éruption d’un des plus beaux geysers, appelé la Grande fontaine, portée sur l’affiche de l’hôtel pour huit heures et demie. Notre troupe se met en marche, sous la clarté des étoiles encore rares et blanches, dans les teintes d’acier du ciel. Nous traversons les marécages que forment, au bas de la colline, les débordemens des sources ; nous gravissons la pente. Sur le plateau, dont le sol, fait de dépôts calcaires, semble une plaine couverte de neige, un groupe d’ombres noires et quelques lanternes nous indiquent l’orifice de la source, autour de laquelle plusieurs touristes nous ont devancés. Ce sont des rires, des plaisanteries, des quolibets. Le geyser est en retard. Il devrait partir, et la surface de l’eau n’est pas encore ridée par le moindre bouillonnement. Comme au théâtre, quand le rideau ne se lève pas, on murmure, on proteste.

C’est un petit bassin qui n’a pas un mètre de large, un simple trou qu’entoure un bourrelet épais de rocailles siliceuses, où dort une eau calme, limpide, qui reflète les étoiles à une grande profondeur. En plein jour, on dirait une citerne dont les parois irrégulières sont dentelées et dorées.

Autour de ses bords, nous causons, nous saluons la lune qui vient de se lever au-dessus des montagnes lointaines, argentant la plaine blanche et les jets de vapeur. Des désertions se produisent déjà ; des groupes rentrent à l’hôtel. Aux environs, les autres geysers clapotent, détonent, jaillissent à leur heure ; toutes les trente secondes, la Clepsydre lance des fusées d’eau en forme d’artichaut ; ses sifflemens, son souffle asthmatique, ses grondemens de chaudière lui valent les honneurs de la situation, car c’est elle qui fait le plus de bruit. Les autres geysers fument, crachent, gloussent dans la mesure de leurs moyens. Les rangs des spectateurs s’éclaircissent ; il est neuf heures et demie. Il ne reste plus que quelques jeunes gens. On plaisante, on nargue le geyser sur son impolitesse. Un élégant touriste est monté sur le rebord rocailleux, d’où il regarde l’eau bleue et immobile, à laquelle il adresse les admonestations les plus comiques. Tout à coup, au milieu de sa phrase, une sourde détonation l’interrompt ; il n’a que le temps de se rejeter en arrière ; en une seconde, on entend venir le bouillonnement qui sort des entrailles de la terre ; on en suit, pour