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cailloux pilés ; il craque sous les pieds ; par endroits, on croirait fouler une plage de sable.

Quelque attrayans que soient ces premiers spécimens, ils n’égalent pas, en intérêt et en puissance, ceux qu’on rencontre les jours suivans. Le plus curieux est celui qu’on appelle « Constant : » il part avec une régularité imperturbable toutes les cinquante secondes. Une déchirure de la rocaille a reçu le nom de « Souffle de chaudière : » elle ne projette ni eau ni sable, mais un vent brûlant qui s’échappe par saccades comme une haleine ou comme le sifflement alterné d’un bouilleur, en faisant le vacarme que produiraient à la fois douze locomotives.

Du bassin Norris au bassin Inférieur, il faut longer la rivière Gibbon. Elle traverse d’abord un pays enchanteur, le parc aux Elques, région touffue, giboyeuse, où, au-dessus des taillis, apparaissent et disparaissent les ramures énormes des élans et des cerfs wapitis. Tout le long de la route fument à travers les arbres les solfatares et les mares chaudes ; des panaches de vapeur s’échappent du feuillage et s’y accrochent.

Dans la rivière même, des rigoles d’eau bouillante sortent de la berge, et un quart du fleuve fume. Dans un bassin bout de l’eau ferrugineuse tellement chargée qu’on lui a donné le nom qu’il mérite : la mare de sang. La route est faite d’une échancrure ménagée le long de la berge. Quelquefois, un trou béant dans le versant de la montagne souffle des nuages de vapeur à la hauteur des naseaux des chevaux. Le driver les leur fait traverser à coups de fouet. S’ils bronchaient, l’équipage roulerait dans le ravin. Au fond, le torrent mugit et écume contre les blocs énormes et les arbres tombés, sous l’ombre que projettent les forêts de ses bords. Les pins, droits et décharnés, font des rayures zébrées dans la lumière du soleil. À ce moment, le torrent Gibbon rencontre un trou de vingt-cinq mètres : il s’y laisse descendre non par un bond, mais par un plan incliné de roches noires ; elles font valoir la blancheur de son écume dans le demi-jour que laissent filtrer, comme par une fente, les parois abruptes du ravin. À présent, la route qui, avant la chute, ne dominait pas de beaucoup la surface de l’eau, en est séparée par un talus de trente mètres, le long duquel elle s’incline doucement pour rejoindre le gué. Cette gorge sauvage est du plus bel effet, avec ses rocs mousseux, ses jonchées d’arbres morts, ses épaisses murailles de granit, et ce silence qu’interrompent seulement le murmure du torrent, le cri de quelque merle aquatique ou d’un chipmunk surpris par un serpent.

Après le gué, la route quitte le Gibbon, remonte et franchit une pente assez forte, pittoresque et boisée. Quand on arrive au sommet, on jouit d’un panorama splendide. Entre de hautes