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piscines peu profondes et plates, où les parois présentent toutes les richesses et toutes les extravagances d’une ornementation prodigue. L’escalier géant se rétrécit à mesure qu’on monte ; les vasques sont moins larges, plus profondes ; les margelles sont plus hautes ; l’eau, plus près de son origine, est plus chaude. Le sol devient mou, inconsistant, souple sous les pas. Nous voici aux dernières cuvettes du sommet ; elles ont une forme ronde parfaite ; des nuages de buée voltigent à leur surface. La pierre prend une apparence fluide, comme si elle coulait en cascade avec la mince couche d’eau. Au-delà, le flanc de la montagne s’aplatit en un vaste palier, puis remonte par une pente boisée jusqu’aux derniers sommets de la chaîne. Ici, le revêtement n’a plus la même continuité, ni la même persistance ; il alterne avec des oasis de terre végétale où des pins plongent leurs courtes racines, et jouissent de leur reste en attendant leur funeste sort. Des jets, des rigoles sourdent de tous les côtés, et continuent sans trêve l’œuvre d’envahissement ; les plaques calcaires se forment, s’amorcent partout, s’étendent, se rejoignent, étreignent la terre et les arbres, s’épaississent par un progrès lent et inéluctable. Des sources ont elles-mêmes bouché leur orifice par leurs dépôts qui s’élèvent en cônes ; on peut compter les siècles d’existence par les stratifications circulaires. De grandes taches, pareilles à d’énormes pustules lépreuses, ont gagné et cerné des massifs de pins, dont les troncs noirs, desséchés, morts, semblent appeler du secours, de leurs longs bras décharnés.

On chemine à travers ces précipitations de silicate blanc et rose qui font au sol une housse rigide. Des torrens d’eau chaude roulent et gloussent en dessous, lâchant des fusées de vapeur par tous les interstices de la croûte, qui les couvre comme une écume durcie. Dans les vasques, plongent des objets divers, vieux souliers, paniers, fers à cheval, que les touristes pourront emporter dès le lendemain comme spécimens de pétrifications, tant le dépôt est rapide. Le soufre et le fer varient de tons rouges et jaunes les rebords des bassins, les bourrelets à demi crevés du sol. Les formations les plus jeunes présentent, avant de se durcir et de se conglutiner, l’aspect de filamens fromageux et d’écaillés minces. L’air est chargé d’émanations sulfureuses ; on respire une atmosphère de thermes. Tout le haut du versant, au-dessus des grandes terrasses, est ravagé, miné, travaillé par les sources chaudes qu’on entend gronder sous le sol. Çà et là, dans les clairières, elles s’échappent au centre des lacs isolés qui débordent ; elles s’étalent plus bas sur les taches verdâtres qu’elles laissent, et qu’elles enrichissent peu à peu de feuillures minces comme