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soient dans la plus étroite relation possible : « Les mots doivent être cousins des faits. »

La même sagesse fait encore que Chaucer ne se perd pas en vains efforts pour tenter d’impossibles réformes et pour marcher à contre-courant. On lui en a adressé des reproches de notre temps ; et certains, par amour des Anglo-Saxons, se sont indignés de la quantité de mots français que Chaucer emploie : que n’est-il remonté aux origines du langage ! Mais Chaucer n’était pas de ceux qui, comme dit Milton, croient arrêter un tremblement de terre en collant leur épaule au sol ou qui ferment les grilles de leur parc pour empêcher les corneilles de s’en aller. Il s’est servi du langage national tel qu’il existait de son temps ; la proportion des mots français n’est pas plus grande chez lui que chez la masse de ses contemporains ; les mots dont il s’est servi étaient vivans et féconds puisqu’ils vivent encore, eux et leurs familles ; la proportion des disparus est prodigieusement petite, étant donné le temps écoulé. Quant aux Anglo-Saxons, il a gardé en lui, comme la nation elle-même, quelque chose de leur génie recueilli et puissant ; mais sans le savoir, et ce n’est pas de sa faute s’il ignore ces ancêtres ; tout le monde les ignorait de son temps. La tradition était rompue ; on remontait dans le passé littéraire jusqu’à la conquête et de là, on allait d’un trait aux « gentils Bretons d’autrefois. » Dans son énumération des bardes célèbres, Chaucer donne place à Orphée, Orion, au « Bret » Glascurion ; mais l’auteur de Beowulf lui est inconnu. Shakspeare de même s’inspirera dans ses pièces du passé national ; il remontera au temps des Deux-Roses, au temps des Plantagenets, au temps de la grande charte, et, passant par-dessus la période anglo-saxonne, demandera aux Bretons l’histoire de Lear et de Cymbeline.

L’éclat avec lequel Chaucer employa la nouvelle langue, la renommée immédiate de ses écrits, la manière dont il avait plié l’anglais aux sujets les plus hauts et les plus bas assura à cet idiome sa place définitive parmi les grands langages littéraires. Il avait, même du temps de Chaucer, une tendance à se résoudre en dialectes, comme, au temps de la conquête, le royaume tendait à se résoudre en sous-royaumes. Chaucer le savait et s’en préoccupait ; il s’inquiétait de ces différences de langue, d’orthographe, de vocabulaire ; il fit son possible pour régulariser ces différences ; il avait sur ce sujet des idées arrêtées. Les fantaisies des copistes, chose bien rare dans ce temps, le faisaient frémir, et rien ne montre mieux la foi qu’il avait dans la langue anglaise comme langue littéraire que ses recommandations réitérées aux lecteurs et aux copistes qui liront ses poèmes à haute voix ou les transcriront. Ses efforts contribuèrent à l’œuvre de concentration ; les dialectes après lui perdirent de