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un des résultats de la renaissance que sa vulgarisation. Panégyriques et satires étaient volontiers poussés à l’extrême. L’esprit logique, propagé parmi les lettrés par l’éducation scolastique, produisait ici son effet : on tirera part une qualité simple et on disserte sur elle, négligeant tout le reste. C’est ainsi que Grisélidis devient Patience et Janicola Pauvreté et que, par une transition facile et imperceptible, on en arrive à créer les personnages abstraits des romans et du théâtre : Couardise, Vaillance, Vice. On trouvait ces personnages, dont le seul nom nous fait frémir, parfaitement naturels ; ils ressemblaient à s’y méprendre à Grisélidis, à Janicola et à maints autres personnages ayant des noms à eux, leur appartenant en propre.

Le succès de Grisélidis en est la preuve. Cette pauvre fille, épousée par le marquis de Saluées, qui la répudie pour éprouver sa patience et lui rend ensuite sa place d’épouse, eut une popularité immense. Boccace avait conté ses malheurs dans le Décaméron ; Pétrarque trouva l’histoire si belle qu’elle lui parut digne de cet honneur suprême : une traduction latine. Chaucer la fit passer du latin en anglais ; ce fut son conte du clerc d’Oxford. Elle lut mise plusieurs fois en français. Pinturicchio représenta les aventures de Grisélidis en une série de tableaux conservés à la Galerie-Nationale de Londres. L’histoire fournit le sujet de pièces en Italie, en France et en Angleterre. Cette peinture excessive était juste ce qu’il fallait pour aller au cœur ; on pleura sur elle au XIVe siècle, comme sur Clarisse au XVIIIe. Pétrarque, écrivant à Boccace à propos de Grisélidis, emploie presque les mêmes termes que lady Bradshaigh écrivant à Richardson au sujet de Clarisse.

« Si vous m’aviez vue, dit la dame, vous auriez été sûrement pris de pitié. Livrée à moi-même, dans mes angoisses, je posais le livre, je le reprenais, je marchais dans la chambre, je laissais couler un flot de larmes ; puis, les yeux essuyés, je me remettais à lire, — trois lignes au plus, — en m’écriant : pardonnez-moi, bon M. Richardson, je ne peux continuer. C’est votre faute, si vous êtes allé plus loin que je ne peux supporter. »

Je fis lire cette histoire, écrit Pétrarque, « à un de nos amis communs, de Padoue, homme d’un esprit très élevé et d’un vaste savoir. À peine arrivé au milieu de l’écrit, il s’arrêta tout à coup, suffoqué de larmes ; un moment après, s’étant remis, il le reprit dans ses mains pour en continuer la lecture, et voilà qu’une seconde fois les sanglots lui coupèrent la voix. Il déclara qu’il lui était impossible de continuer, et chargea une personne fort instruite qui l’accompagnait d’en achever la lecture. » Vers ce même temps, selon toute probabilité, Pétrarque, qui aimait à renouveler cette