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armée de grands éperons, et laissant voir ses bas rouges, se mettent en route, emmenant avec eux l’hôte du Tabart, et les voilà qui s’avancent au petit pas sur le chemin ensoleillé, bordé de haies, parmi les douces ondulations du terrain. On franchira la Medway ; on passera sous les murs du sombre donjon de Rochester, une des premières forteresses du royaume, mise à sac récemment par les paysans révoltés ; on verra la cathédrale construite un peu plus bas et comme à son ombre ; il y a des femmes dans le groupe et de mauvais cavaliers ; le meunier a trop bu et se tient mal en selle ; la route sera longue. Pour la faire paraître courte, chacun racontera deux histoires, et la troupe fêtera dans un souper le meilleur conteur au retour.

À l’ombre des grands romans, les contes avaient grandi. La forêt romantique perdait maintenant ses feuilles et les contes s’épanouissaient au soleil. Le recueil le plus célèbre en Europe était celui de Boccace, écrit en délicieuse prose italienne, ouvrage multicolore, édifiant et licencieux à la fois, œuvre audacieuse de toute manière et même au point de vue littéraire. Boccace le sait et se justifie. À ceux qui lui reprochent de s’être occupé de « fadaises, » négligeant les « Muses du Parnasse, » il répond : « Qui sait si je les ai tant abandonnées ? Peut-être quand j’écrivais ces récits d’apparence si modeste, sont-elles venues parfois s’asseoir à mes côtés. » Elles ont fait la même faveur à Chaucer.

L’idée de Troïlus, empruntée à Boccace, avait été transformée ; la donnée générale et le cadre des Contes sont modifiés plus profondément encore. Chez Boccace, ce sont toujours de jeunes seigneurs et de jeunes dames qui parlent : sept jeunes dames, a toutes de bonne famille, belles, élégantes, honnêtes, » et trois jeunes hommes, « tous trois affables et élégans, » que les malheurs du temps « n’attristaient pas assez pour leur faire oublier leurs amours. » La grande peste a éclaté à Florence ; ils cherchent une retraite pour « s’y livrer à la joie et aux plaisirs ; » ils s’établissent dans une villa à mi-chemin de Fiesole (aujourd’hui villa Palmieri). « Une belle et grande cour, ménagée dans le milieu, était entourée de galeries, de salles et de chambres, toutes ornées des plus riantes peintures. La demeure s’élevait au milieu de prairies et de jardins magnifiques ; des eaux fraîches les arrosaient ; les caves étaient pleines de vins excellens. » Défense à chacun, « de quelque part qu’il vienne, quelque chose qu’il entende ou qu’il voie, d’apporter ici aucune nouvelle du dehors qui ne soit agréable. » Ils s’installent « dans un endroit du jardin que le feuillage des arbres rendait impénétrable aux rayons du soleil, » alors que, « la chaleur étant dans toute sa force, on n’entendait rien que les cigales